Les Feuilles mortes, les âmes ivres

Ansa et Holappa, deux cœurs perdus dans le Helsinki d’aujourd’hui, font connaissance et envisagent secrètement de débuter leur première et dernière histoire d’amour. Mais une suite d’événements improbables va contrarier leurs plans…

Pour sa quatrième participation au Festival de Cannes, Aki Kaurismäki a été récompensé cette fois par le Prix du Jury, un honneur amplement mérité pour ce vétéran du septième art européen. Celui qui décrit avec justesse la solitude des âmes errantes depuis près de quarante ans contribue encore et toujours à une autre forme de cinéma indépendant ; s’il évoque les questions sociétales, il n’adopte jamais un traitement frontal, privilégiant de fait l’émotion à son état le plus primitif, le plus sincère aussi. Et ce n’est pas avec Les Feuilles mortes qu’il compte changera d’optique, tant le long-métrage semble rassembler toutes ses obsessions tout en rendant hommage à ses modèles.

Le cinéaste ne s’en cache pas, il voue une réelle admiration pour certaines figures illustres du passé : Robert Bresson, Yasujirô Ozu et Charlie Chaplin. Les Feuilles mortes constituent pour lui une occasion de leur tirer son chapeau bien trop petit comme il le clame haut et fort et de leur emprunter quelques éléments formels bien spécifiques : l’humour grinçant de la fin de carrière de Chaplin, la poésie urbaine d’Ozu, l’âpreté amère d’un Bresson. Aki Kaurismäki va donc concocter un mélange hétéroclite fait d’espoir et de ténèbres, de larmes et de rires, de vers et de rimes, le tout nimbé d’un parfum qui fleure bon la nostalgie. Une manière élégante de s’extirper de sa retraite (qu’il avait annoncé après la sortie de L’Autre Côté de l’espoir en 2017) et d’offrir une partition romantique dont il a le secret. Et comme à son accoutumée, le cinéaste va opposer l’idylle naissante entre les deux protagonistes à un environnement aride, presque hostile.

Helsinki, le port de l’angoisse

Chez Aki Kaurismäki, la lumière doit percer l’épais brouillard qui entoure aussi bien les personnages que le décor ambiant. Il est difficile de concevoir que quelque chose de positif peut survenir dans la capitale finlandaise que le cinéaste met une fois encore en avant. Helsinki baigne ici dans une atmosphère rétro tandis que ses résidents ne jouissent pas des fastes de la modernité (internet, smartphone), du moins pas ceux présentés à l’écran. Or, le réalisateur excelle lorsqu’il se concentre sur des détails en apparence anodins, mais qui témoignent si bien de la situation tendue à laquelle chacun et chacune sont confrontés.

Par conséquent, la plupart se contentent de plaisirs simples (karaoké, cinéma de quartier), voire s’adonnent à l’alcool, piégés dans le cercle d’une existence monotone, à l’image des couleurs ternes affichées. Et la réplique cinglante d’Holappa retentit tel un cri d’alarme dévastateur : je bois parce que je suis déprimé et je suis déprimé parce que je bois… Ces mots renvoient à ceux de Nicolas Cage dans Leaving Las Vegas (je ne sais pas si je bois parce que ma femme m’a quitté ou si ma femme m’a quitté, car je buvais). Cette logique circulaire comme le signale si bien le compagnon d’Holappa souligne le piège qui s’est refermé sur eux au fil des ans.

Prisonniers d’une boucle symbolisée par les informations concernant la guerre en Ukraine, relatées en continu à la radio, les concernés peinent à entrevoir une issue favorable à leur condition. Pourtant, on imagine un instant que leur destin aurait pu être tout autre. Ainsi, Ansa montre une certaine acuité d’esprit et une véritable éducation ; hélas, ses qualités ne sont jamais valorisées par ses activités professionnelles. Avec un tel tableau, on craint, à juste titre, qu’Aki Kaurismäki ne se vautre dans un misérabilisme crasse. Que nenni, puisqu’il refuse toute complaisance pour mieux employer son humour si particulier, pimenté par le sens de la répartie d’Ansa, qui instille des facettes de farce noire à son long-métrage. Les piques se succèdent pour le plaisir du spectateur, désormais disposé à savourer comme il se doit la rencontre poétique de deux amoureux de fortune.

Les sentiments anonymes

Il n’est d’ailleurs point étonnant que le premier rendez-vous entre Holappa et Ansa se déroule dans un cinéma, lieu d’évasion où tout est possible et surtout grâce auquel on parvient à échapper le temps d’une séance à son morne quotidien. En outre, rien de surprenant que la projection à laquelle assiste le couple concerne The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch. À l’instar d’Aki Kaurismäki, Jim Jarmush appartient à la même génération de réalisateurs et partage avec lui un certain goût pour la poésie (comment ne pas apprécier son travail sur Paterson ?). Le finlandais rend donc hommage à son homologue anglo-saxon et indique que tout comme lui, il ne cédera pas aux tentations futiles d’un lyrisme exacerbé ou outrancier.

Les Feuilles mortes ne se perd pas en grandes déclarations, en cris tapageurs ou en larmes, non son metteur en scène préfère les non-dits, exprime les atermoiements de ses personnages par une gestuelle subtile et rythme sa narration au diapason des airs de rock’n’roll. On recherche le précieux numéro de téléphone, on espère un appel qui, à l’image de Godot, ne viendra jamais. C’est en effet dans les moments d’attente et de déception que le film tire toute sa substance mélancolique ainsi que sa fragilité qui rend crédible parfois l’invraisemblable. Et Les Feuilles mortes nous ramènent à nos états d’incertitude, d’impatience, mais aussi de plénitude quand l’autre nous rejoint.

Le cinéaste nous rappelle ainsi que nous avons été, sommes ou serons un jour les Holappa ou Ansa de notre propre histoire. Voilà pourquoi Les Feuilles mortes sous des airs d’œuvre mineure dénuée d’un outillage pétaradant, s’avère essentielle, car authentique et désintéressée.

François Verstraete

Film finlandais d’Aki Kaurismäki avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen. Durée 1h21. Sortie le 20 septembre 2023

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