Dopamine, fait-divers des réseaux sociaux

A partir d’un fait-divers qui met en scène des adolescents meurtriers, Pattrick Bard ne se contente pas de faire un bon polar. Dopamine est une plongée incroyable dans la tête des adolescents pris par des forces qui les dépassent. Et tout le roman est une tentative de répondre à cette terrible question : comment cela a-t-il été possible ?

un fait-divers

Le corps de la jeune Louna est retrouvée sous un pont de la Marne. Elle a 14 ans, et ses meurtriers sont des camarades de classe, son ancien petit-ami et une très bonne copine. Les deux coupables sont retrouvés rapidement mais restent mutiques devant le juge. Et c’est au bureau de ce dernier que tous les acteurs de cet effroyable drame vont défiler, les familles aussi bien que la directrice de l’école.

Emma et Enzo, deux adolescents vivant plus que d’autres les difficultés de leur âge, de leur situation sociale, et leur présence au monde, vont se percuter. ce sera l’amour fou, et l’amour destructeur. Rien ne pourra plus les séparer, et rien n’existera plus en dehors d’eux. Avant eux, Enzo était coincé entre ses jeux vidéos et une relation d’amour virtuelle, une intelligence artificielle qui seule lui envoyait l’amour dont il manquait. Avant eux, Emma était une petite frappe, un peu en avance, et qui mettait sa liberté sexuelle en postulat de sa supériorité. L’existence, pour elle, c’était le conflit et la crainte suscitée, et la harcèlement n’est rien si cela permet d’être un peu plus au centre du jeu.

Et pendant la période de confinement, qui a désocialisé les adolescents, tout va basculer.

Les réseaux sociaux comme seul horizon

L’afflux de dopamine est incessant et quand il augmente, il est de plus en plus difficile de décrocher. Notre organisme a besoin de cette substance, elle est indispensable pour que nos neurones puissent dialoguer entre eux, elle nous fait du bien, mais elle agit aussi comme une drogue. A haute dose, elle est addiction et nous avons besoin de plus pour retrouver le frisson initial de cette soif d’informations, inépuisable aujourd’hui. Qui dit dopamine dit dépendance, en quelque sorte. D’une certaine façon, nous n’en sommes pas responsables : c’est comme si notre cerveau n’était pas, ou pas encore, adapté à internet et à l’époque qui va avec. Les ados ne sont pas les seuls concernés. Les adultes ne sont pas mieux lotis. La dopamine, c’est défi nativement la molécule du « Assez n’est jamais assez ». Celle qui nous fait aller en haut de la plus haute montagne ou sur la Lune, ou bien recueillir l’approbation des autres. Le striatum sature, il est en manque. Il a besoin de davantage de dopamine : toujours plus…

Le mal, qui est à l’origine des tensions entre les adolescents, est pointé du doigt assez clairement. Les réseaux sociaux, qui gouvernent la vie de ceux qui s’y perdent, pour le bonheur d’un like de plus, de quelques followers… Et qu’importe si, pour devenir la star des médias, donc de la vie même, il faut en passer par l’humiliation, le mensonge, la délation. La victime, Louna, est l’icône de la bonne élève, bonne copine, généreuse et sympa. Celle qui attire les regards des garçons et les rancunes des filles.

Ses relations avec le duo vont évoluer, d’abord l’amour et l’amitié, puis une franche hostilité qui va tourner à la haine. La haine du duo pour cette fille qui représente a perfection, tout ce qu’ils détestent parce qu’à l’opposé de ce qu’ils sont. Tout ce qui dérange leur monde. Leur monde, quand ce n’est par leur attraction sexuelle presque animale, ce sont les réseaux sociaux. Et tout ce qui s’y propage sous l’aura des influenceurs, dont ils sont obnubilés. La réalité n’est plus rien, le travail, les relations sociales, l’humanité, tout se dilue et se perd dans la puissance du like.

Le like, c’est un peu de dopamine en plus, une goutte de plaisir immédiat, qui va en demander d’autres. L’hormone du plaisir est un gouffre où perdre toute forme de raison.

Un livre ancré dans le réel

La force de Dopamine est de ne rien oublier des paramètres du réel ayant permis ce crime. Ni les relations sociales au sein de l’école, ni bien sûr les réseaux sociaux. Ce plaisir immédiat, sans intermédiaire, que la dopamine concentre et symbolise admirablement, est l’origine du mal. Du mal pour des cerveaux non préparés à supporter la contrainte, la frustration. Mais quelle promesse ! Jouir sans entrave, slogan situationniste de Mai-68, est devenu une réalité immédiate. Et cela entraîne la destruction de ce qui s’y oppose, parce que la raison est absente. Parce que la société ne propose rien pour enseigner à ces jeunes la vertu d’attendre.

Patrick Bard poursuit avec Dopamine son exploration des rapports entre les adolescents et les mondes virtuels. Sa plongée dans l’influence des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle fait froid dans le dos. Il fait se percuter plusieurs trajectoires vers un impact épouvantable et inéluctable, selon les règles d’un jeu lui-même insupportable. Au scalpel, pour ne pas prendre partie, ne pas laisser la possibilité de la moindre tendresse naître. C’est au lecteur de se dépêtrer avec toute cette violence, et de remarquer combien il en est entouré lui-même, parce que les réseaux sociaux et leur logique de satisfaction immédiate dominent à présent…

Loic Di Stefano

Patrick Bard, Dopamine, Syros, août 2022, 256 pages, 16,95 euros

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