« Phantom Thread » de Paul Thomas Anderson : les deux Anglais et le continent

Londres, années cinquante. Le prestigieux couturier Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) est un célibataire endurci, proche de la soixantaine. Véritable control freak, sa seule passion est son art, sa seule compagne est sa sœur, Cyril (Lesley Manville), vieille fille autoritaire qui règne d’une main de maître sur l’entreprise. En villégiature à la campagne, Woodcock tombe sous le charme d’une jeune serveuse étrangère, Alma Elson (Vicky Krieps). Cette dernière, follement amoureuse, accepte de le suivre à Londres et de devenir sa muse. Mais par sa jeunesse et sa soif de vivre, Alma va complètement dérégler le monde clos et maniaque du styliste…

Bon, vous êtes encore là ? Non, je dis cela parce que je vous entends d’ici : « Oh là là ! ça a l’air d’un ennui… » Rassurez-vous, tout le talent de Paul Thomas Anderson, le metteur en scène, est de nous faire entrer dans cet univers abscons, qui a ses codes, puis de le dynamiter de l’intérieur par une certaine folie. Phantom Thread ressemble au départ à du James Ivory (ce qui n’est pas un défaut en soi, mais le spectateur d’aujourd’hui n’est plus habitué !), puis bifurque vers les sentiers vénéneux d’Alfred Hitchcock. En effet, l’étrange parfum de Rebecca, de Soupçons, des Enchaînés, des Amants du Capricorne, voire de Psychose, imprègne le tissu de Phantom Thread : triangle quasi incestueux entre un vieux garçon, une sœur possessive et une mère défunte… mais toujours là ; jeune femme pénétrant une demeure cossue de la haute société et se retrouvant piégée ; conjoint acceptant par amour de se laisser empoisonner…

 

 

Ne vous y trompez pas : Phantom Thread n’est pas un film sur la mode même si, à l’image de Jacques Becker dans Falbalas (1945), Anderson accorde un soin maniaque et ultra documenté à la reconstitution de cet univers calfeutré. Non, le vrai sujet de Phantom Thread, ce qui fait que l’on est fasciné par ce qui se déroule sur l’écran, est le duel amoureux entre une jeune femme pleine de vie, rose et incarnée, joliment filmée à fleur de peau, et un vieil homme sec, pâle et grisonnant, hanté par la mort, figé dans ses habitudes, vampire mélancolique se complaisant dans son mausolée blanc, où il transforme les demoiselles en choses.

Par extension et dédoublement, c’est la confrontation entre une jeune actrice charnelle, naturelle (la Luxembourgeoise Vicky Krieps) et un grand acteur de (dé)composition (le Britannique Daniel Day-Lewis), trop sûr de sa technique. Le charme et l’humour du film viennent de ce que l’appétit communicatif de la jeune femme pousse dans ses retranchements un artiste épris de perfection stérile et de solitude, qui ne supporte aucun bruit, aucun débordement (superbe travail sur la bande-son), et qui devra « purger » dans la douleur tout son snobisme.

 

 

A la fois tendre et cruelle, comme la chair d’un champignon vénéneux, la mise en scène de Paul Thomas Anderson insiste sur la fragilité des acteurs/personnages et, dès lors, elle nous éloigne de la froideur hitchcockienne pour rejoindre le cinéma intime de François Truffaut, et plus spécifiquement celui des histoires d’amour maladives, obsessionnelles, comme La Sirène du Mississippi, L’Histoire d’Adèle H., ou bien encore La Chambre verte, amour platonique sur fond mortuaire, d’après Henry James, auteur américain qui, bien avant James Ivory et Paul Thomas Anderson, s’est laissé envoûter par les fantômes de la Vieille Europe.

Triangle étouffant, sœur trop rigide pour être honnête, observant tout et enviant le couple en secret, amour contrarié entre Woodcock l’insulaire et Alma la continentale, relation pudique qui naît sur la côte anglaise, dans une séquence de marche qui fait monter les larmes aux yeux, tant elle est belle…

 

 

Phantom Thread est peut-être la réincarnation d’un autre film de Truffaut, le plus beau de tous, sorti en 1971, et disparu depuis…

 

Claude Monnier

Phantom Thread de Paul Thomas Anderson (2017), avec Daniel Day-Lewis, Lesley Manville, Vicky Krieps ; scénario et photographie : Paul Thomas Anderson ; montage : Dylan Tichenor ; musique : Jonny Greenwood ; décors : Véronique Melery ; costumes : Mark Bridges ; direction artistique : Mark Tildesley ; production : Annapurna, Ghoulardi Film Company, Universal ; durée : 130 minutes ; sortie française le 14 février 2018.

 

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