L’Europe introuvable : « On attendait Érasme, c’est M. Moscovici qui est arrivé. »

Régis Debray, dont j’apprécie particulièrement la verve et le franc parler, cette lucidité intelligente aussi, qu’il pose sur les idoles de notre époque, montre dans un petit « Tract » écrit au vitriol, cinglant et sans concession que l’Europe, notre belle Europe, notre chère Europe, notre délicieuse Europe est une « idée défunte ». Cette Europe fantôme (clin d’œil à l’Afrique fantôme de Michel Leiris) à beau continuer de parader, de plastronner, de poser, de pontifier, de tenter par tous les subterfuges de se survivre à elle-même, rien n’y fera visiblement. Elle est destinée à n’être qu’une utopie agonisante. Mais le poète amoureux du Vieux Continent Paul Valéry, ne disait-il pas déjà en 1945 : « L’Europe est finie » ?

Une rêve éteint

C’est un court essai, direct et sans nuances, que nous offre Régis Debray, le philosophe et essayiste insurgé du « sans-frontièrisme », faisant l’éloge des frontières et définissant ainsi la limite comme nécessaire au sens du monde, la perpétuation de la vie, mais c’est tout autant l’homme qui proclame dans Bilan de faillite sa banqueroute intellectuelle et politique. C’est l’homme qui refuse les consensus, la bien-pensance de l’époque, la langue de bois. Or, quel est le constat de M. Debray ? Selon le philosophe français, père de la médiologie, l’angélisme des élites confinant à l’aveuglement, les empêche de voir qu’elles sont prisonnières d’un idéal mortifère qu’elles appellent encore l’Europe, alors même que l’Union européenne, déliquescente, en perte de force et de cohésion, décadente et moribonde, porte en elles les germes de son propre échec.  

Pour commencer, ce « credo laïc », ce rêve déçu des anciens maoïstes, communistes ou trotskistes, ce rêve sans limite de fraternité débarrassée du poids de la morale ancienne prend pourtant naissance dans le Nouveau Testament, et plus précisément dans l’Apocalypse selon Jean, ce qui fait de leur Europe, avant tout, même si, la plupart l’ignore, une Europe chrétienne, une Europe spirituelle (ce que l’on oublie beaucoup depuis que l’Europe de Maastricht est devenue essentiellement une Europe des banques et des banquiers) :

Pour mieux comprendre ce qui lui reste d’emprise sur les esprits, il faut rendre à l’idée sublime d’Union européenne son aura d’origine. Et rappeler à ceux de ses vingt-sept membres qui l’auraient oublié d’où vient la bannière bleue aux seulement douze étoiles d’or – qu’accroche à ses balcons notre République mécréante : du Nouveau Testament, Apocalypse de saint Jean, 12. […]. Douze comme les apôtres, les portes de la Jérusalem céleste et les tribus d’Israël […]. Sans doute l’européisme fait-il un culte civique faible, et de plus en plus, mais il y a des pensées faibles qui ne sont pas sans mérite. On peut voir en lui, et dauber à l’envi, le cœur d’une société sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit, le point d’honneur d’élites sociales sans honneur, mais ce mythe galvanisant, cet ersatz de messianisme auquel peuvent se rallier maints orphelins d’attentes déçues (anciens maoïstes, communistes ou trotskistes), prend place, à sa façon, à son niveau, parmi les mesures de légitime défense que nous adoptons, sous le nom d’idéologie ou de religion, contre une réalité présente désespérément désobligeante, contrariante et même indéfendable. »

Une Europe sous tutelle

Le néant sonore qui lui sert encore de pensée, le vide de politique ne profite qu’aux américains, dont l’Union européenne, dit encore Régis Debray est aux mains, ce qui crée une « malfaçon originelle », inspiré d’un choc civilisationnel entre deux tendances opposées, la social-démocratie d’un côté et la démocratie chrétienne de l’autre, s’étant rencontrée fortuitement parce que leur approche téléologique de l’histoire était très proche.

Mais pouvait-il en être autrement, dans nos contrées, dès lors qu’une civilisation dynamique et englobante venait à folkloriser nos cultures locales, transformées en écomusées, séjours touristiques et Venises encombrées ? Ce n’est pas par servilité mais par inculturation que l’extraterritorialité du droit américain est vécue comme naturelle. On ne comprendrait pas sinon qu’on accepte aussi facilement d’être taxé (acier et aluminium), racketté (les banques), écouté (la NSA), pris en otage (l’automobile allemande), commandé ou décommandé in extremis (militairement), soumis au chantage (nos entreprises en Iran), etc. L’hyperpuissance a obtenu sa naturalisation, et nous vivons comme nôtres ses conflits domestiques (tous de cœur derrière Mme Clinton, la bonne Amérique, contre la méchante, celle de Trump, en nous affiliant au Parti démocrate). « Le pouvoir, c’est de régner sur les imaginations », disait Necker, et l’américanisation de notre espace public (les « primaires ») a suivi celle de nos rêveries intimes. »

L’Ère post-européenne

Ajoutez à la vassalité des européens leur inculturation et vous entrez irrémédiablement dans l’« ère post-européenne ». Sans surprise l’Union européenne se révèle n’être qu’un monstre froid, techno-juridique, apolitique et anti-démocratique. Nous attendions les lumières du XVIIe siècle, les humanismes du Moyen-âge, nous héritons des technocrates de Bruxelles, des plateformes financières, d’un effacement des frontières qui crée un flou géographique coupable, « débouchant sur l’érection de murs », et le donneur de leçon « progressiste » à beau jeu de s’indigner lorsqu’aucun sentiment d’attachement à une identité commune ne nait chez ces citoyens européens, — presque citoyens du monde si on écoute Bruxelles, ils font le jeu des « populismes ». C’est une idée forte. Sûrement que celle-ci explique une grande partie de la colère des Gilets jaunes. Et elle est superbement illustrée par cette phrase, dont je ne me lasse pas : « On attendait Érasme, c’est M. Moscovici qui est arrivé. »

L’économie à la manœuvre

Les langues européennes, dans ce grand moment d’inculturation, se transforment en « globish » insensé, et la politique, autrefois née à Athènes, se mettant désormais au service de l’économie, selon le mot d’ordre des anglo-saxons, qui sont plus à l’origine de l’Europe qu’on ne le croit, tout cela montre que « le libre-échange mondial se moque des anciens parapets ». Confusion des sentiments, le grand idéal des générations précédentes se bute à un mur de taille : l’effondrement du récit collectif. Nos élites, au mépris pourtant des réalités concrètes, continuent de répéter leur catéchisme, comme si l’Europe était plus une religion qu’une union des peuples, montrant aussi, que ce n’est pas l’Union européenne qui a favorisé la paix mondiale, contrairement à ce que les fonctionnaires de Bruxelles aimeraient croire, mais la paix mondiale qui a favorisé l’Union européenne :

C’est la paix mondiale par la mise hors jeu des arsenaux et des méfiances traditionnelles qui a fait l’Europe unie, et non l’inverse (comme nous aimons à le répéter car c’est flatteur pour nous). »

Une autre idée forte.

À la recherche de l’Europe

La crise de légitimité dans laquelle est entrée l’Union européenne, son rejet massif, sa défaite, cette Europe des ving-sept membres, qui, à force d’accueillir toutes les identités, n’a définitivement plus d’identité, cette Europe allemande sous tutuelle américaine, que tout le monde recherche, Bernard-Henri Lévy aura beau parcourir tous les pays de l’Union européenne avec son spectacle Looking for Europe (voyez ! lui-même la cherche !), entre le billet de 10 dollars, où l’on y trouve à la fois une métaphysique sur une histoire concrète et une géographie précise, et le billet de 10 euros, simple billet de Monopoly sans devise, sans visage et sans lieu, « illustration fantomatique d’un no man’s land incorporel », on aura beau crier au loup, au désespoir, au naufrage si seulement elle disparaissait, son naufrage et sa disparition semble plus que consommés.

Réquisitoire

On pourra bien sûr regretter que Régis Debray n’offre pas de solution alternative, mais sûrement n’est-ce pas son propos. De plus, nul ne sait vraiment ce qu’il adviendra de cette chute de la maison Europe, une fois qu’elle aura définitivement cédé. Ce que l’on sait en revanche, c’est que Malraux a fort justement dit : « le monde moderne porte en lui-même, comme un cancer, son absence d’âme », et c’est probablement cette absence d’âme que l’Europe paye aujourd’hui.

Marc Alpozzo

Régis Debray, L’Europe fantôme, Gallimard, « Tracts » n°1, 3,90 eur

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