L’Empire du Bien : inventaire d’une fin du monde par Philippe Muray

Que s’est-il passé depuis la fin de l’histoire ? Rien ! Rien de bien réjouissant. Alors que nous attendions la restauration de nos libertés, l’émancipation de l’humanité, l’idéal du grand soir, sont venus la fête, l’emprise de la bien-pensance, la fausse altérité, la servitude, l’ère des « truismocrates ». Philippe Muray n’a pas fini d’avoir raison, dans ce grand marasme postmoderne, où ce n’est plus Prométhée qui est enchaîné, mais toutes nos hautes valeurs, notre vieil humanisme, réduit à de fausses idoles éphémères, le vide universel, le prêt-à-penser au nom d’un nouvel humanisme sans humanité…

Bienvenue dans l’Empire du Bien

« Depuis L’Empire du Bien, le bien a bien empiré » nous dit Muray dans sa préface de 1998. Préface dans laquelle on retrouve toutes les vieilles lunes de l’écrivain, plutôt classé à droite, par la bien-pensance institutionnelle, dont la liberté de penser le fâchera avec ses vieux amis, qui ne lui pardonneront jamais cet essai iconoclaste, les épinglant avec tant de force et de finesse.

L’histoire est simple : cette figure pourtant respectée du milieu intellectuel parisien, publia en 1991, un vrai brûlot afin de dénoncer les idoles contemporaines, les faux rebelles, le politiquement correct, la bien-pensance institutionnelle.

Au moment où Muray prend la plume, à la fin des années 80, l’Empire du Bien n’était encore qu’en « couche-culotte » ; certes, il avance bien, il galope déjà ; on pouvait encore l’étouffer dans son berceau pourtant, faire croire à une « mort subite du nourrisson » ; se débarrasser à tout jamais de cette chose hideuse, ignoble et infâme, qui allait être la cause de grands troubles, presque 40 ans plus tard !

Le Bien contre le bien

Pourtant, on 1991, la société « festivocrate » que Muray a en horreur, était déjà bien installé depuis au moins dix ans. La Fête de la musique datait de 1982 ; le féminisme sévissait depuis au moins 30 ans et était sur le point de donner naissance à ce néoféminisme échevelé qu’Elisabeth Badinter épinglera en 2001 dans un essai intitulé Fausse route. L’antiracisme réactif avait presque dix ans aussi.

Tout ce qui aujourd’hui, ressemble de très près à l’idéologie dominante, et se pose en modèle indépassable du Bien moral, se trouvait en germe dans cette époque depuis déjà quelques années, porté par la gauche de l’époque, celle de Mitterrand sans aucun doute. Cet Empire du Bien, ennemi réel du bien, se cachait dans toutes les avant-garde (dont on ne se méfie jamais assez !), qu’elles soient culturelles, artistiques, politiques, et personne ne songeait à cette époque à leur demander des compte, sûrement trop affairés, à des choses que l’on considérait comme plus sérieuses et plus urgentes.

Un intellectuel y voyait clair cependant. Il voyait que l’on cherchait à subvertir l’ordre ancien pour lui substituer un ordre nouveau, donneur de leçons, punitif, victimaire, liberticide et totalitaire. Chacun est prié d’approuver ou de se taire devant cette haine de soi et cette haine de la raison, bruyant, festif, intolérant, vindicatif. Cette subversion de l’ancienne morale a si bien marché qu’aujourd’hui, il est très difficile de la combattre sans être taxé de « fasciste », de « tenant de l’extrême-droite » ou de « complotiste ». Pourtant, ce nouvel moral n’est-il pas une pure supercherie ?  

L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie.

Le Bien de la postmodernité

Récemment, les bruyants indigénistes, recherchant à déboulonner une grande partie de nos statues au nom du Bien, dans une folie furieuse qui les a atteint subitement, dans un silence glaçant de la part de la bien-pensance, montre combien Muray a raison lorsqu’il écrit que La passion fait tout passer, c’est le droit de l’homme le plus imprescriptible. Plus les affaires règnent, plus le business tourne dans son propre vide, avec pour seul et unique projet son extension absolument sans fin, et plus le lyrisme cordicole doit triompher à la surface, habiller la réalité, camoufler les pires trafics, ennuager toutes les intrigues, faire passer l’Ordre Nouveau du monde pour une sorte d’ordre divin. »

Ce Bien avec un grand B, pour en souligner l’absolu, l’universalité, l’indépassable moralité, partagé par quelques-uns, nié par d’autres nous interpelle, tant il semble spécial, un brin menteur au milieu de la mascarade postmoderne.

On sait à quel point l’ère postmoderne a contribué à fragmenter l’individu et à fragiliser son identité. Fébriles et inquiets, nous avons tous assisté en trente ans à la montée irrésistible de la culture du relativisme, du « j’ai le droit », du « à chacun sa vérité », justifié hâtivement par une doxa qui ne reconnaissait plus la connaissance puisque celle-ci n’est pas certaine, objective et bonne, et où chacun est renvoyé à lui-même pour déterminer ce qui est vrai. S’est alors substitué à l’optimisme de la modernité un cruel désenchantement et une terrible désillusion. Dans cette espèce de tentative de dépassement de la modernité, la postmodernité à alors engendré une valeur unique et absolu : le Bien, afin de nous raccrocher à une sorte de bouée, un radeau de la méduse pour cafard aquatique, emmenant ainsi « la liberté de penser a toujours été une sorte de maladie, nous voilà guéris à fond. Ne pas débiter le catéchisme collectif d’emblée est un signe de folie. » C’est ainsi, contre ce paradoxe permanent que l’auteur se dresse.

Le Bien a vraiment tout envahi ; un Bien un peu spécial, évidemment, ce qui complique encore les choses. Une Vertu de mascarade ; ou plutôt, plus justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter. Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ « Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature.

La vie sans vie, le Bien sans bien

Et dans quoi rentrons-nous si ce n’est dans « l’âge du sucre sans sucre, des guerres sans guerre, du thé sans thé ». Le monde perd la tête à force de bien-pensance. Tout est bon pour se soumettre à l’ordre du Bien : « On décrète des « journées sans tabac ». Pourquoi pas des années sans femmes ? Des femmes garanties sans cholestérol ? Des idéologies sans matières grasses ? » Tout doit être sous contrôle : « L’imprévisible ne viendra plus, nous pourrions en tomber malades. Le spontané arrive sous vide. Il n’y a pas que les cigarettes qui soient mild, la bière est light et les charcuteries extra-maigres. Toute virulence est effacée. »

Cette critique très caustique de notre époque-la-plus-bête-du-monde est écrite à l’acide sulfurique. Notre merveilleux Disneyland pour touristes amusés est passé au microscope électronique. On y voit comment « le Bien a non seulement recouvert le Mal, mais plus encore il interdit que celui-ci soit écrit, c’est-à-dire ressenti ou vu. »

Les même qui, hier encore, interdisait d’interdire, nous interdissent tout aujourd’hui. On « cherche l’idole », on passe toutes les vieilles croyances et les vieilles morales aux plumes et au goudron ; désormais ce sera « pas de liberté pour les amis de la liberté ! » ; à « Cordicopolis » le Bien reste insubmersible, incorruptible, la pensée unique et la lobotomisation des esprits marchent à merveilles, et même cette chronique sera passée bientôt à la moulinette de la censure. On accusera l’auteur d’être un sympathisant d’extrême-droite, d’être atteint de gâtisme, d’être réac’ et sûrement vieux con, car « l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets. »

Marc Alpozzo

Philippe Muray, L’Empire du bien, Perrin, « Tempus », août 2019, 144 pages, 8 eur

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