Que faire du passé, réflexions sur la « cancel culture »
Du déboulonnage des statues et autres réflexions sur la « cancel culture »
À l’heure où la question se pose de débaptiser les rues et la fondation du nom de l’abbé Pierre, tout un chacun peut ressentir le besoin d’y voir plus clair sur la légitimité de la place de certaines figures dans l’espace public, et à l’inverse sur l’absence d’autres.
Dans une réédition augmentée d’un essai de 2022, Que faire du passé ? réflexions sur la « cancel culture », Pierre Vesperini, chercheur et historien spécialiste de l’antiquité grecque et romaine permet de dépasser les polémiques et de proposer une réflexion à la fois claire et solidement étayée sur ce qu’on appelle la « cancel culture ». Le phénomène vient des Etats-Unis, où des minorités, en particulier noires, procèdent de manière parfois violente à l’effacement des traces d’un passé lui-même violent, patriarcal, inégalitaire, esclavagiste. L’exemple emblématique est le déboulonnage à New York de la statue de Jefferson, à la fois principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 et esclavagiste.
Une bonne question, de mauvaises réponses
La radicalité de l’acte n’est pas nouvelle : en effet, on a, au sens propre, mutilé, abattu des statues lors de bouleversements politiques, comme en Irak, en Lybie pour prendre l’exemple de cas récents, mais désormais le phénomène s’observe au sein de sociétés dites politiquement stables et démocratiques. La réponse de « cancel » (abolir, effacer) devient l’unique réponse dans tous les domaines du savoir et de la culture : titres d’œuvres d’art, noms de rues, d’établissements, voire disparition totale de certaines références dans des programmes scolaires ou universitaires.
Il paraît sain qu’une société s’interroge sur son passé et sur la légitimité des figures auxquelles les monuments et œuvres rendent hommage, ou dont ils portent la mémoire. Mais en poussant le principe de la table rase à l’extrême, c’est , en un geste qui s’avère inconséquent, presque tout vestige du passé qu’il faudrait ainsi abolir.
Pour montrer le danger de la réponse à une question pertinente, Pierre Vesperini commence par une réflexion de fond sur une distinction entre la culture-héritage et la culture-humanisme, les deux appelées à se compléter, en excluant l’attitude « sacerdotale » qui fige les mémoires et réserve certains domaines du savoir à une élite.
Après avoir défendu l’idée que la culture occidentale s’est constituée sur une strate ecclésiale, puis sur une autre, capitaliste, il rattache les tenants de la « cancel culture » à une troisième phase, celle de l’émancipation.
Le grand enjeu du débat actuel est de savoir si la mise en accusation du « canon occidental » débouchera sur une confrontation dialectique, donc féconde, d’où sortira pour l’ancien canon une vie nouvelle, ou bien une pure et simple disparition du canon ancien.
Le problème, selon l’auteur, est que cette revendication ne se fait pas contre ou indépendamment des deux autres, mais plus ou moins sous la tutelle de l’une ou de l’autre.
Car, lors des précédentes « révolutions » culturelles, que ce soit la Renaissance carolingienne, l’humanisme du XVIe, ou la querelle des Anciens et des Modernes pour s’en tenir au passé, le canon ancien n’a jamais été annihilé, au contraire de ce que souhaitent les tenants de la cancel culture.
On ne s’étonnera donc pas de voir que le capitalisme ait fait le meilleur accueil à la « cancel culture ». Quoi de plus malléable que des individus sans mémoire ?
La réflexion se poursuit sur un sujet paradigmatique, l’enseignement culturel mais aussi linguistique du grec et du latin, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un débat d’arrière-garde des tenants de la culture-héritage, confinés dans les quatre murs d’une bibliothèque, à l’abri des soubresauts du présent.
Une réflexion très documentée
Le raisonnement vaut en effet pour le traitement de toutes les sources historiques et philologiques par les écoles de recherche. Le monde de l’éducation actuel est partagé entre la volonté, d’une part, d’ouvrir à tous des formations auparavant réservées à des élites, et de préserver d’autre part, la rigueur des méthodes et la complexité anthropologique.
Une « anthropologie […] est en train de se mettre en place dans nos sociétés, où il semble que la part d’ombre constitutive de l’humanité doive être « cancelled » pour faire advenir une civilisation « transhumaniste » dont la culture serait faite d’histoires « purgées ».
L’ouvrage se lit facilement, avec des références historiques et culturelles multiples, comme, par exemple, les intrigues d’ opéras du XIXe , mais également des cas récents, comme la « débaptisation » du lycée Angéla-Davis de Saint-Denis au début de l’été 2023 par le conseil général d’Île-de-France.
Le lecteur peut ne pas être d’accord avec certaines conclusions de l’historien, mais il trouvera des repères et distinctions précieux pour se faire une opinion éclairée sur le sujet .
De plus, il ne pourra jamais taxer son auteur d’imprécisions ou de raccourcis tant les notes abondent qui précisent les faits et donnent des références bibliographiques. Un ouvrage donc nécessaire pour penser le monde d’aujourd’hui.
Florence Ouvrard
Pierre Vesperini, Que faire du passé, réflexions sur la « cancel culture », Flammarion, Champs actuel, septembre 2024, 319 pages, 10 euros