Please de Derek Munn, poésie de notre temps
Né en 1956 en Angleterre, Derek Munn, à l’instar de Nabokov ou de Cioran, peut être considéré comme un transfuge de la langue anglaise. Arrivé en France en 1988, il a exercé des tâches d’enseignement dans sa langue maternelle, avant de se décider à écrire, en français, récits, romans et recueils de nouvelles publiés notamment par les éditions L’Ire des marges, qui, dans la mesure où elles ont accueilli quatre de ses titres, lui ont manifestement accordé leur confiance, ont fait fonds sur lui. Il a commencé à publier en 2012 ; Please est son premier ouvrage de poésie.
Il s’agit d’un opuscule de 74 pages, réunissant un ensemble de textes sobrement écrits, en vers libres, dans lequel le poète aborde, semble-t-il, avec modestie, pudeur, et retenue, des thèmes tels que l’absence, et peut-être la perte, le souvenir, l’écriture, ainsi que la difficulté d’écrire, sans que cette préoccupation apparaisse comme un passage obligé, essentiellement rhétorique ou artificielle. L’ensemble se lit agréablement, mais demande, comme tout ouvrage de poésie, à être lu posément, relu, et relu encore, avant que n’apparaissent des thèmes, des motifs, des échos, comme une « basse continue », une pulsation.
L’absence semble être une de ces pulsations fondamentales et apparaît fort logiquement dès les premiers textes :
« Un oiseau inconnu abandonné perdu / crie dans le tilleul depuis ce matin / est-ce un motif / adopter ses angoisses / afin de cacher les siennes / me fallait-il cet oiseau / pour parler de mon manque d’ailes » (p. 8).
La figure de cet oiseau installe le motif d’une plainte, qui peut être liée à un abandon. Il sert également de prétexte au poète pour évoquer ses propres angoisses. Le recueil, de ce point de vue, est profondément humain. Le manque d’ailes évoqué à la fin, s’avère être assez caractéristique de la manière d’écrire de l’auteur, susceptible d’interprétations plurielles. Évidemment on peut lire l’expression comme la manifestation d’une impossibilité à décoller, poétiquement, à s’élever. Ne peut-on pas aussi y lire un certain manque d’elle(s) ?
Humain, le recueil veut l’être, indéniablement. Le poème 3 se lit ainsi comme une variation sur la tristesse, précisément nommée :
« La tristesse je l’ai mise dans un sac / au fond du congélateur / comme ça elle est oubliée / mais pas trop // quand je fouille pour un morceau / de viande des framboises / c’est toujours ce sac-là / qui vient à la main / son contenu rendu mystérieux par le froid » (p. 9).
Indéniablement, l’écriture simple, et même limpide, de Derek Munn se montre accueillante aux images, même les plus originales, leur conférant une présence, une évidence étonnante.
Le lecteur ne saura jamais cependant d’où proviennent cette tristesse, ce manque, cette douleur, ce deuil. S’agit-il de la perte d’une femme, d’une amie, d’une amante, d’une mère ? Le recueil demeure évasif sur ce point, mais la douleur semble omniprésente tandis que les indices s’accumulent, se contredisant souvent, d’une disparition :
« Le ventre le dos le cœur la bouche ouverte / cette douleur à s’en tordre tout circule / dans tous les sens sans sens une douleur / tordue où les cris se perdent muets / chute d’un jour comme un autre // on se réveille pour dormir la bouche / le dos le ventre le cœur ouvert dans tous les sens / perdus dans les cris muets d’une chute » (p. 41).
La douleur qui s’exprime se veut donc universelle : elle puise au pot commun de l’humaine expérience et s’applique par conséquent à toute douleur, tout chagrin.
Le poète se fait également philosophe, — mais quelle poésie n’est pas philosophique dans son dessein, son essence ? — et nous propose, à sa façon, une méditation sur le temps et sur l’effort humain :
« Le vent un vin sec entre les arbres les vignes / les hommes courbés emmitouflés taillant / ramassant enivrés par leur endurance alors / que les rochers mêmes s’effritent s’éboulent / souffle plus vital que le nôtre il n’admet / aucun obstacle faisant de notre résistance / notre usure de ces feuilles emportées / les spectres desséchés de nos vœux » (p. 51).
On pense à Diderot, en lisant cet extrait, qui opposait la vanité de l’homme se voulant éternel alors que tout lui annonce sa finitude : nuages qui passent, ciel qui n’est jamais le même, rochers qui tombent en poussière. Le poète rejoint ainsi la cohorte des penseurs et des philosophes qui ont, à travers les âges, vécu, imaginé, rêvé, pensé, souffert. Il le fait dans une écriture simple, ou faussement simple, qui demande une attention de la part du lecteur, attention dont il est, en fin de compte, récompensé.
Didier Gambert
Derek Munn, Please, Aux cailloux des chemins, février 2022, 74 pages, 12 euros