Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Au matin du 10 décembre 1919, Marcel Proust dort. Le Prix Goncourt vient de lui être attribué, au troisième tour, pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs, par six voix sur dix, contre quatre pour Les Croix de bois de Roland Dorgelès. C’est tout ce qui conduit à cette matinée, et tout ce qui va en découler, que Thierry Laget prend sur lui de faire vivre dans son magnifique récit Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire.

Un prix convoité

A sa création, le prix issu du testament des frères Goncourt n’est qu’un prix parmi d’autres. L’heure est à la création de ces récompenses… Aujourd’hui, c’est le prix le plus convoité, malgré ses nombreux défauts, que Thierry Laget ne cesse de railler, mais à sa création il s’agit d’héritiers d’un âge révolu qui doivent décerner un prix à un jeune talent !

Un prix, pour exister, doit soit imposer ses choix esthétiques, soit aller dans le sens du temps et valider après coup ses propres enthousiasmes. Un prix, quand la mode les a imposés, n’est pas tout de suite à la hauteur qu’il vise : il doit se construire une histoire. Il doit faire ses preuves. La question de la quantité de compromission tolérable pour y arriver est à poser.

Faire campagne

Sous les nappes de chez Drouant se vivent des guerres d’influence insoupçonnées, à l’époque. De nos jours, on sait bien que le prix récompense un ouvrage qui n’est pas (forcément) lu d’une dotation symbolique mais d’un grand prestige. A l’époque de Proust, la dotation est forte et la symbolique en gestation. Il y a donc un intérêt à défendre un auteur dans le besoin et autant que faire se peut jeune. Ce qui n’est pas le cas de Proust.

Mais du fond de son lit, ou dans quelque salon, Marcel Proust ne cesse de chercher à obtenir ce prix. Quelles sont ses motivations profondes ? Est-ce l’envie de briller ou bien plutôt le besoin qu’on le reconnaisse par un prix ? Est-ce que son œuvre est inscrite dans le temps de manière pérenne, même si ses prédécesseurs sont plutôt des médiocres ? Qu’a-t-il a faire de ce petit monde, qui n’est pas le sien, et qui le méprise parce qu’il est riche ? Faudra-t-il qu’il fasse intervenir ses amis haut placés, politiques ou journalistes, pour obtenir un rien de laurier ?

Thierry Laget revient sur cette étrangeté d’un homme si au-dessus de tout mais qui attend quelque chose venu d’en bas.

Lettre de l’académie Goncourt à Marcel Proust, sur papier en-tête avec Jules et Edmond Goncourt en médaillon, informant le lauréat. Ecrite par le président du Prix, Gustave Geffroy, elle est signée par tous les membres, sauf Lucien Descave et Emile Bergerat. Proust remerciera uniquement les membres signataires.

Le scandale !

Une émeute littéraire ? Jusqu’à présent, il s’agit surtout de relations épistolaires et feutrées. Et à part les efforts de Proust pour obtenir avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs ce qu’il n’a pas obtenu avec Du côté de chez Swann quelques années plus tôt, il y a bien peu d’action. C’était sans compter la presse, massivement de gauche, et qui était à fond derrière Roland Dorgelès. Et le sacre de Proust est vécu comme un petit arrangement entre amis et contre un vrai livre populaire sur un grand sujet, la Première Guerre mondiale. C’est oublier un peu vite que ce sujet engorge depuis des années l’horizon littéraire… Mais la presse a-t-elle jamais été autre chose qu’un organe au service du pouvoir qu’elle se choisit ? La presse maurassienne l’agonisera à son tour, pour d’autres raisons, et même si Léon Daudet le défend magnifiquement, Proust ne peut pas oublier que c’est dans les pages d’un journal violemment antisémite… Puis ce seront les échotiers, rimeurs et moqueurs de cabarets qui feront charge contre Proust, une fois encore des amis de Dorgelès…

C’est le prix Vie-Heureuse, créé en 1904 par vingt-deux rédactrices de la revue Vie-Heureuse (dont Rachilde), et qui deviendra le Femina, qui va récupérer Dorgelès et le sacrer. Lot de consolation pour l’auteur des Croix de bois (1) et occasion de mettre de son côté tous les râleurs, et de faire la nique à ces messieurs du Goncourt. La « guerre des prix » est déclarée, chacun essayant de gagner en influence.

Un mauvais testament ?

Le scandale vient pour partie d’une mauvaise lecture du testament, qui précise qu’on doit récompenser un « jeune talent », ce que tout le monde traduit par « jeune auteur ». Ceci suffit à faire l’émeute, bien policée certes, et dont Proust ne s’offusque pas. Mais le scandale, vu de nos jours, eût été que le prix revînt à tout autre que Proust, comme il échappera à Céline… Et dans cette bataille, entre le grand texte humaniste et le chef d’œuvre littéraire, enfin les Goncourt choisirent bien !

Dans une langue admirable d’élégance et de vie, le spécialiste de Proust qu’est Thierry Laget (2) poursuit son exploration du monde littéraire et nous réjouit par l’intelligence de son regard, et l’acidité de sa malice aussi. C’est toute une époque qui revit mais surtout c’est le fond de l’âme des hommes en proie à la convoitise d’un prix qui s’étale…

Loïc Di Stefano

Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire, Gallimard, 258 pages, 19,50 eur

(1) Qui déclarera : « j’ai été blessé par des vieillards ; je suis aujourd’hui pansé par de douces mains de femmes ; que souhaiterais-je de mieux ? … »

(2) On lui doit notamment un Abécédaire (Flammarion, 1998), un essai littéraire (Adpf, 2006), une étude consacrée à Du côté de chez Swann (Gallimard, 1992) ainsi que la participation sur ce même roman à l’édition de la Pléiade.

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