Quelques réflexions autour des suicidés de Demmin et des livres d’Emmanuel Droit, Volker Ullrich et Gustave Le Bon

Sujet pour un petit thème :  Durant le temps que César et Napoléon rêvaient, que faisaient les peuples ? Ils souffraient….

A ceci nul remède. Excepté peut-être l’invention du chœur antique qui, le premier donna voix aux sans-voix, entrouvrant la porte étroite du Commun. Consolation non pas de la philosophie mais du partage de l’expérience. Nommer le mal afin qu’identifié, connu, reconnu, il trouve son « pharmacon ». Le lyrisme en est un, la volonté ou l’espoir d’empêcher son retour, un autre. 

Aujourd’hui la fonction de donner à entendre la souffrance du peuple dans la guerre, la servitude et la misère s’incarne dans cette jeune discipline qu’on dit microhistoire. Étrange science que celle qui consiste à s’escrimer à déployer et scruter les faits, non plus au miroir grossissant du sublime mais sous un microscope où le plus infime des mouvements des âmes et des pensées se voit dénudé, chiffres et faits à portée de main, sans prétendre annihiler le mystère inhérent aux conduites humaines. Dans le livre d’Emmanuel Droit, le lecteur chemine comme le héros d’un livre de Modiano dans une ville étrange et familière, cette ville c’est le passé dont les habitants eux-mêmes errent à la recherche d’un secret à jamais perdu.     

Songeant à la chose arrivée à Demmin, ville hanséatique poméranienne, les nuits du 1er au 4 mai 1945, me revient le plain-chant voix des bacchantes, des captives, des témoins, vieillards et demi-soldes du vieux poème. Je me souviens encore de ses israélites qui suivirent Myriam, entrant dans la mer des Joncs, tambourin à la main et cantique d’allégresse en bouche. Selon certains de nos maîtres, les pas des femmes auraient précédé le geste divin et ce serait d’avoir entendu leur inouï chant de confiance qui poussa le dieu des Batailles à séparer les eaux… 

Rien de nouveau sous le soleil

 La guerre de Troie, toutes les guerres ont eu et auront lieu, sans que des peuples, quiconque ne se soucie, excepté – avant même qu’existât le mot d’utilitarisme –  pour les usages divers :  butin, boucliers humains, chair à canon, otages à échanger… que de chacun d’eux, ensemble ou séparés, un Puissant, un maître, l’autre pourrait faire. Parfois David, Grand Ferré, Gavroche, Judith, Jeanne ou Passionaria, il arrive que l’un d’entre ce peuple se voit couronné, à condition qu’une part de mystère — parfois même de surnaturel – demeure. En effet, dans ces récits Dieu, la nature, l’innocence ou l’hystérie sont de la partie. 

 Depuis la fin de l’Antiquité, l’accent s’est déplacé  de la collectivité  sur les grand hommes, les valeurs ou idées-mères, étant entendu qu’à cette époque lointaine,  la volonté des dieux seule faisait la fortune et l’infortune des armées et des mortels,  pour revenir au XXe siècle,  sous la plume des historiens, des dramaturges, des romanciers composer une contre-histoire des Vainqueurs et des Puissants de Jadis et d’Aujourd’hui :  une histoire des peuples, des catégories socioprofessionnelles et géographiques, en attendant celle des genres. 

Quand le chaos menace, surgit l’historien. La micro-histoire reprend le flambeau du coryphée : à lui, la sainte et noble charge de donner la parole aux sans-paroles, d’ordonner les discours et de faire naître, au-dessus des ténèbres et par-delà le temps, une loupiote dans la nuit et de faire apparaître l’ombre d’un sens sur les murs de la cité défunte.  

Le moyen de savoir ce que surent, pensèrent, dirent et firent ces millions d’acteurs, précipités sur scène, sans aucun storyboard, aucun scénario ? Pas même l’esquisse d’un début de dialogue. Quelles raisons murent, à tel moment et en telles circonstances, les acteurs anonymes d’un événement ? La réponse décevra :  RIEN ou si peu…. 

Des raisons qui ont poussé un certain nombre de personnes, un millier ? – le chiffre est approximatif –  à se donner la mort en mai 1945 à Demmin, ville de 150.000 habitants, l’historien ne sait, avec aucune certitude, démêler l’entier mystère.

 Là toute la force du propos et du livre.

Longtemps — stalinisme obligeait, Jawohl, Kamerad — l’incident, enfin l’épidémie fut tenue secrète pour se voir exploitée et instrumentalisée après la chute du Mur par les nostalgiques du Reich et les anticommunistes : la population, particulièrement les femmes, s’était donné la mort par peur des Rouges, coupables, chacun le sait du « pire ».  Loi du talion oblige, les Russes se vengeraient de l’offense subie : des massacres et de la volonté de faire d’eux – présumés sous-hommes – des esclaves ou des cadavres. 

Parler de « pire » en 1945 donne un peu à sourire…

Alfred Kantorowicz notait dans son Journal :

En douze ans, nous avons cumulé les crimes de mille ans

Kantorowicz, il est vrai, était juif et ami d’Heinrich Mann, aussi l’inventeur de la Bibliothèque de la Liberté [1].

La force du livre d’Emmanuel Droit tient à son refus de s’en tenir à “une” explication. Les peuples, pas plus que les individus, ne sont tout à fait maîtres de leurs actions. D’ailleurs, pour combler ce manque, cette carence d’explication rationnelle aux pensées et aux actes que fut inventée la Littérature.

Ici, pas de littérature. Nous sommes en présence d’une épidémie de suicides sans précédent où aucune concertation n’avait présidé (contrairement à l’épisode de Massada) à la chose.

Les explications plausibles ne manquent, il est vrai, guère. Mille morts volontaires en 4 jours tout de même… Campé droit sur ses pieds et le fléau de la balance, se tient l’historien comme tout homme, en équilibre instable entre néant et étoiles, sur le fil de la vie. 

Le livre se présente comme un manuel à usage du micro historien en herbe. Tout d’abord lire les documents, ici des journaux intimes à leurs dates et des autobiographies tardives ou pas, ensuite seulement s’intéresser au contexte : ici celui de la guerre totale : à la date du vendredi 1er septembre 1939, jour où la Pologne fut envahie, le caporal H avait annoncé la couleur, abattu ses cartes, montré son jeu :

J’ai revêtu à nouveau cet habit qui fut pour moi par le passé le plus beau et le plus cher. Je le retirerai après la victoire ou je ne survivrai pas à cette fin.

Aut vincerere aut mori, le contrat était clair, quand le pays  fit, d’un vaincu de la Bohème picturale,  son fiancé.     

Les journaux intimes sont nombreux : il fallait fixer l’événement. Personne demain ne croirait les témoins.  Pourtant les yeux avaient vu les fleuves rougis de sang, gonflés de cadavres ; les narines avaient subi la pestilence des corps en décomposition et respiré l’âcre odeur des flammes et des cendres ; les oreilles avaient entendu les cris des enfants promis au sacrifices, les hurlements des mères se résignant à les jeter avant de les rejoindre dans les eaux du Styx comme le silence soudain tombé sur les demeures des familles empoisonnées au cyanure.  Les mains avaient charrié les corps et les avaient mis en terre. Cela n’était pas advenu dans un KZ mais dans un bourg séparé du monde après la destruction des ponts par des soldats qui les avaient abandonnés, un bourg dont la vieille ville avait été mise à sac et incendiée par des soudards étrangers.  Enfin c’était là la vulgate.

La plupart des habitants avaient survécu à la première nuit… Pourquoi les autres n’avaient-il pas parié sur la vie ?

Tout avait commencé par vingt-et-un suicides. Les “victimes” étaient toutes sans exception des représentants du régime, des adhérents du Mouvement, des épouses d’officiers, des familles de policiers et de fonctionnaires, sans doute pressés de rendre des comptes à Wotan, de rejoindre leur chef bien aimé, à moins qu’ils ne préfèrent en conscience échapper aux conséquences de leurs crimes. Les premiers morts sont gens qui savent avoir joué et perdu, à l’instar de Joseph Goebbels qui, après l’euthanasie de ses six enfants, aurait eu ce mot :  Les jeux sont faits. On ne saurait mieux dire.

 Singulièrement, un témoin use d’une semblable métaphore pour tenter d’expliquer le geste d’un de ses collègues, un enseignant, qui avait tardé à prendre sa carte du Parti avant de s’en faire le zélote. L’homme avait tué sa femme et ses trois enfants, tiré sur les Russes avant de retourner l’arme contre lui :

Je m’explique son acte comme celui de quelqu’un qui joua à un jeu de hasard, qui misa tout sur une carte particulière et se rendit compte que ce n’était pas la bonne.

Baroud d’honneur ou sursaut de honte ? Honte d’avoir fait de sa vie un usage infâme ?  Honte d’avoir perdu ? Honte de devoir rendre des comptes un jour à ses enfants ? La lecture conjointe de 8 jours en mai, l’effondrement du IIIe Reich, éclaire d’un jour contraire cet événement.  

Dès le milieu du joli mois de mai, personne en Allemagne ne savait plus rien des crimes nazis :  la Wehrmacht propre comme la terre après l’orage et les bourreaux passés à la rétrécisseuse, devenus une si petite minorité…  Ni gendarmes de Hambourg ni Shoah par balles ni exactions à l’Est ni vexations ni déferlement de joie antisémite ou anticommuniste n’avaient existé. Il n’y avait eu, dans toute l’Allemagne, que des fonctionnaires et des soldats exécutant les ordres, des épouses éplorées tricotant des écharpes, des époux au front et des enfants affamés à soigner et à nourrir en temps de disette et de carence;  ni furies de Hitler[2] ni gardiennes de KZ ni infirmières et sages-femmes, euthanasiant les mal-nés et les malchanceux et chérissant les bébés des Fontaines de vie. Rien n’était arrivé, que de très ordinaire, les Anglo-Saxons y étaient allés un peu fort avec leurs frappes aériennes mal ciblées et les communistes n’étaient que des accapareurs. Pauvre Misère, pauvre Bochie, deux fois vaincue !

Nous ne savions rien ! Nous n’avons rien su ! Pour Margaret Bourke-White, correspondante du magazine américain Life, ces mots entendus si fréquemment au printemps 1945 étaient presque devenus une sorte de refrain national.  (…)

L’autre face de cet évéement fut une soumission, voire une complaisance servile envers les puissances victorieuses des différents secteurs d’occupation (…) Ils tournent autour des trois drapeaux des occupants, comme ils ont rôdé en 1933 autour de la “bannière” rouge avec l’araignée noire dans un cercle à fond blanc, dans une attitude de soumission obséquieuse – et plus d’un s’y entend déjà à profiter de la situation pour se livrer à de petits trafics.

Les motifs des suicidés de Demmin : peur, lassitude, insupportable sentiment d’abandon, ultime sacrifice consenti à douze ans de guerre totale, honte… sont tous également plausibles mais Droit va plus loin, s’interrogeant sur l’origine de l’incendie qui a dévasté la ville. Sont-ce vraiment les Russes qui l’ont déclenché ou les premiers suicidés, s’immolant, imprudents, dans leurs maisons à colombages ou mettant le feu à leurs biens pour ne pas livrer leur intimité et leurs souvenirs aux pillards, à l’Ennemi, au Vainqueur ? Là encore, à la honte de la défaite, répond un ultime sursaut de fierté plus ou moins bien placée car après tout la majorité protestante donna la main à l’œuvre de mal et en a été – Dieu oblige – punie par la défaite. Sans doute la pièce manquante du puzzle que l’identité et la nature du Pasteur de Demmin… 

Liant les phénomènes en procès dans la naissance de la violence aux suicides sans explication claire, Droit donne à entendre la complexité des choses et fait œuvre de salut public en temps où sévit le diktat de l’information en temps réel. Au-delà de Demmin, il renvoie l’homme moderne à l’exacte situation des vieillards, des enfants et des femmes du corpus grec.  Subir et espérer. Fuir si possible.  Pas d’autre issue pour le civil dans la guerre !

En effet, les témoins font état de suicidés sauvés in extremis par les Russes et d’un déchaînement de violences limitées subséquent aux refus de se rendre d’un certain nombre d’habitants, comme à l’ivresse d’une soirée. Évidemment personne n’avait envie de vivre sous Domination soviétique mais la guerre n’était pas le fait des Russes… Embarqués dans une tragédie, il semble que ces suicidés et assassins – car enfin leurs enfants n’avaient ni voté pour Hitler ni consenti à l’effort national ni donné la main à quoi que ce fût – se soient simplement refusés à jouer l’acte V de la tragédie.

En refermant le livre, un mot m’est venu. Lâcheté

Privé de Lider Maximo, de Duce, de Père des Peuples, de Führer, le peuple n’existe pas.  Seule la foule. Or cette foule constitue l’élément nécessaire et suffisant à l’instauration des fascismes…et non des régimes autoritaires. Le propre des fascismes reste la contamination, laquelle engendre l’épidémie.

 Sur le sujet et son lien avec le processus de « décivilisation », l’ouvrage du vieux Gustave le Bon (1895) demeure le meilleur vade me cum de l’historien des désordres, tous les désordres dus à un excès de démocratie au sens post 1789.

La foule, produit d’une forme d’hypnose collective, fait ressortir le féminin et l’infantile…

Les féministes hurleront. Chacun en a désormais l’habitude. Il n’empêche. La foule en extase, soumise à l’accent bohémien du Caporal H, fut femme autant que l’étaient les misérables soubrettes du Prater des romans de Schnitzler, pas plus capables de résister aux premières notes de la fanfare prodigieuse, que Simone de Beauvoir au feu de la passion pour Algreen !

Femmes, ces pauvres gens abandonnés par leurs maîtres à Demmin Prusse-Orientale, à l’instar d’Emma Bovary à qui personne ne veut prêter d’argent pour solder sa dette au marchand de frivolités, qui eux aussi préfèreront le suicide au corps à corps avec le réel, le suicide à la reconnaissance de leurs fautes, de leur péché que fut leur pleine et entière participation à une organisation criminelle. 

 Femmes, ces sous-hommes asservis se découvrant achilles et patrocles dans les yeux d’un commensal de brasserie ; femmes, ces hommes, prêts à mourir pour un salut, une poignée de main, une médaille octroyée par le Chef. Femmes, ces millions de braillards, prêts à se prosterner, se vautrer : s’offrir, béants au désir et à la volonté du Maître. Les liens de soumission entretiennent toujours quelques liens avec la sexualité et ce ne sont pas les foules en rut des bacchanales et fascismes modernes que fut le rock et que constitue le retour de la Oumma, qui me démentiront. Où le sensible prime, où les ventres seuls s’expriment, disparaît la raison et meurt le roi Penthée !

Pas un hasard si Hitler a fait du corps des femmes la source des Fontaines de vie du pays à renaître ! Pas un hasard si les femmes de Palestine ont semblable fierté de fabriquer des martyrs en série…La puissance donnée aux ventres des femmes comme le faux orgueil des hommes, toujours, sont matrices de l’horreur.

En cette sinistre affaire de Demmin, les mères, comme toujours, ont décidé de tout, assassinant ceux qu’elles avaient mis au monde, les chers petits, pour lesquels, elles avaient espéré un avenir meilleur en suivant le Guide…”  Sans moi, qui veut ou doit mourir, mon fils, ma fille ne survivront pas !” Quelle hérésie ! Pourquoi donc croient-elles qu’il plut aux vieux contes de faire des héros, des orphelins ou des enfants trouvés ? 

Ce même corps des femmes s’est vu violenté la nuit du 1er mai – trop d’alcool – mais au lieu d’admettre la bacchanale clôturant une longue guerre, les femmes ont voulu croire être la raison même de l’occupation de Demmin, oubliant qu’il s’agissait avant tout de libérer l’Allemagne de l’hitlérisme. Et ces mêmes femmes, prêtes à admettre l’existence des Lebensborn, l’envoi des plus blondes de leurs filles dans des bordels pour Officiers, se sont senties souillées… La question de la race, question sexuelle par excellence, gîtait au cœur du IIIe Reich. Mieux, elle en constituait le cœur. Se suicider avec ses enfants devenait dans ce cas ne pas vouloir vivre sur une terre souillée par les Slaves – sous-hommes selon l’évangile du “sorcier blond” – comme elles s’étaient refusés à subir la souillure juive quelques années auparavant et grandement réjouies de vivre – luxe calme et volupté – dans un vert paradis peuplé de séraphins blonds. 

La microhistoire est une discipline fabuleuse en ceci qu’elle permet d’approfondir les questions qui fâchent et de ne pas les diluer dans des sentiments flous !

Emmanuel Droit reconstitue patiemment, posément le fil des événements. La plupart des habitants déploient le drapeau blanc et les premières violences n’ont été que réponse à la résistance obstinée et inutile de quelques zélotes, plus irréalistes que patriotes, plus imprudents que bons stratèges. A la défaite, toujours, il convient de consentir et rien ne sert que hurler, tempêter contre ce qui ne se peut : imposer silence à ses affects et convoquer l’hémisphère droit des cerveaux ! Je sais bien des hommes, femmes, sur ce point.

Pour conclure, en ces temps de déraison généralisée, je conseille ardemment les lectures conjointes de

Emmanuel Droit, Les suicidés de Demmin, 1945, un cas de violence de guerre, nrf Gallimard, novembre 2021, 16 euros, 

Volker Ullrich, 8 jours en mai, l’effondrement du IIIe Reich, Passés composés, mars2023, 24 euros,

Gustave Le Bon, La psychologie des foules, PUF, juin 2013, 10,50 euros.

Afin de réfléchir à la métamorphose advenue à l’époque moderne où l’art de la guerre a changé de nature, offrant aux civils, figurants ou silhouettes, la possibilité de devenir, société du Spectacle oblige, des acteurs à part entière : des acteurs à qui la propagande donne l’illusion de posséder un texte en propre, lors même que ce texte a été, à leur intention, entièrement fabriqué. A l’ère des masses, pas de démocratie en l’absence de fabrique permanente d’opinion.  

Pour finir, j’adresse à Emmanuel Droit tous mes compliments et respects, pour son livre, de mesure et de doutes, tramé, et à mon lecteur, je souhaite de résister à l’hystérie généralisée, comme de ne pas se trouver, à son tour, dans la situation des habitants de Demmin ou de quel qu’autre ville, cité ou marche, soudain métamorphosée en front de bandière ou en terre de massacre et sommé de choisir entre suicide ou assassinat. Dans ce monde où chacun, à l’envi, glose contre le sujet-roi, force est de constater sa disparition programmée. De la même manière que les peuples se sont vus métamorphosés en foules, les individus, jadis occupés à marcher à pas lents ou rapides vers d’émancipation, se sont vus transformés en fragments d’une très vaste foule dont, sans entendre le fin mot, ils reprennent les slogans, comme ils ont suivi la mode, changeant d’opinion, de religion, de morale et de vie, comme on change de chapeau ou de vêtement.

 Un romancier s’emparant de la chose arrivée, ce « fait » ni tout à fait divers ni tout à fait de guerre au sens ordinaire du terme, pourrait, sur le modèle de Suite française d’Irène Némirovsky, suivre une dizaine de familles-témoins pour donner à saisir l’événement. Sans doute, chacun des suicidés et des assassins aura, dans cette fiction, sa raison d’agir mais celle-ci n’expliquera pas la contagion.

Aucune raison ne saurait justifier les infanticides en série de Demmin, pas plus que ceux d’Helga, d’Hildegarde, d’Helmut, d’Holdine, d’Hedwig et de Heidrun Goebbels, pas davantage l’extermination des enfants juifs, des handicapés physiques et mentaux et des jeunes femmes “hystériques” :  la mort de tous ceux que le Mouvement estimait incapables de marcher au pas de l’oie, et les avait pour cela rayés du livre des Vivants. On a coutume d’y voir la conséquence de la propagande, le Reich über Alles, or, ce massacre des Innocents est devenu monnaie courante comme si les enfants s’étaient soudain métamorphosés en butin, otages et boucliers humains et où seule, la famille, la loi du sang, à nouveau, avait, au temps du règne du Fétiche et de la Marchandise, valeur.  Théologales et valeurs dûment expulsées, la loi du Clan a fait retour.

 Il fut un temps pas si lointain où on éloignait les enfants des zones de guerre, loin des leurs… On sait aussi des enfants jetés des trains, par leurs parents, qui ont été sauvés ; des mères juives, enfermant leurs gosses dans des placards et se jetant par la fenêtre pour éloigner les policiers (la mère de Gérard Leibovici) ; des mères qui ont giflé leurs gosses pour qu’ils quittent le Vel d’hiv, quand l’occasion s’en présentait…. Et on voit des peuplades   qui, de la chair de leur chair, font à foison des guerriers de 4 ans.

 La croyance ou l’absence de croyance en une vie après la mort explique-t-elle cette disparité de comportements ? …

Chacun, devant l’horreur, se tient, à l’instar d’Emmanuel Droit devant le charnier de Demmin, impuissant à saisir le mobile qui fait aux uns choisir la vie et à d’autres la mort.

J’ai déjà écrit – je me répète – que le nazisme a marqué une césure civilisationnelle, bouleversé le cheminement des pensées et par là même modifié les comportements de manière durable comme si le processus qu’avait, avant-guerre, dénoncé l’école de Francfort, la naissance du management-capitalisme s’était vu affermi par le nazisme. Après-guerre, au lieu de changer de cap, les hommes ont poursuivi dans la paix la même œuvre de destruction de l’individu, usant de tous les moyens qu’ils avaient à disposition pour faire durer cet état de servitude volontaire. Suicidés de Demmin, artisans de la Relève, communistes, nostalgiques d’un glorieux passé, tous ont accepté de prendre place dans la foule. Seuls quelques écrivains, cinéastes, rêveurs ont tenté de suivre une autre direction. En vain. Le capitalisme réclamait ces mêmes foules, aussi pressées de jouir et de consommer, qu’elles l’avaient été d’adorer leur Sauveur, l’Homme qui leur rendrait l’honneur après la défaite de 1918, le caporal Revanche, l’artiste rejeté, l’anti bourgeois qui les couronneraient, analphabètes et défaits, princes et rois.

Ainsi va le monde… Ainsi marchera-t-il jusqu’à la fin des temps, ne laissant sur le visage des Temps que les larmes de Cassandre, de Clytemnestre et de Marie.     

Sarah Vajda


[1] La Bibliothèque allemande de la Liberté (̣̪Deutsche Freiheitsbibliothek) fut fondée en 1934 à son instigation par des exilés allemands dans le but de rassembler tous les écrits interdits et brûlés sous le IIIème Reich. Son adresse ? Cité Fleurie… 65 bd Arago, Paris 13e, avant d’être intégrée à l’Internationale Antifaschistische Archiv, fondée quelques mois auparavant. 

[2] L’excellent ouvrage de Wendy Lower, Les furies de Hitler, Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah, paru chez Tallandier en mars 2019.  

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