The Killer, l’anti-Samouraï de Fincher et Netflix

Après un échec retentissant, un tueur à gages se retourne contre ses employeurs. Il s’engage dans une quête vengeresse, se persuadant qu’aucun élément personnel ne le motive. Et pourtant…

Après avoir participé à la première saison de House of Cards, créé la série Mindhunter (fausse extension de son Zodiac) et accouché de son biopic consacré à Herman Mankienwicz, David Fincher collabore de nouveau avec Netflix en soumettant cette adaptation de la bande dessinée francophone Le tueur, signée Alexis Nolent. Certains désapprouvent le partenariat conclu entre le cinéaste et la plateforme de streaming. Néanmoins, comme il l’a encore déclaré récemment, cette dernière lui accorde tous les moyens nécessaires à ces ambitions.

Et si on peut légitimement regretter que David Fincher comme d’autres d’ailleurs (de Martin Scorsese aux frères Safdie en passant par Bong Joon-Ho ou Guillermo del Toro) proposent désormais leurs services à cette forme d’institution audiovisuelle, on peut toutefois comprendre leur décision. Poussés à cette extrémité par des studios traditionnels frileux, les réalisateurs de renom ont maintenant à leur disposition, une alternative de financement à leur projet. Certains clameront qu’ils pactisent avec le diable. Mais il faut vivre avec son époque, quitte à revoir ses priorités et s’adapter. Ainsi, François Truffaut avait pris, par exemple, la défense de la VHS à son lancement.

Quoi qu’il en soit, la question de se fondre dans son environnement, de mettre de l’eau dans son vin, ce quitte à perdre son âme, obsède aujourd’hui David Fincher, au point que The Killer s’articule, en grande partie autour de cette thématique. Le protagoniste, a priori, doit beaucoup au personnage célèbre de Jean-Pierre Melville, incarné par Alain Delon, dans Le Samouraï. Ce personnage fascinant, a façonné plusieurs antihéros fameux par la suite, du Léon de Luc Besson au Solitaire de Michael Mann, en passant par l’autre Killer, hongkongais, de John Woo. Cependant, si l’ombre de Melville plane aussi sur l’assassin impitoyable interprété par Michael Fassbender, celle de David Fincher va prendre irrémédiablement le dessus, pour mieux servir un périple féroce, jonché de cadavres, au cours duquel, l’introspection de ce John Doe va rejoindre celle de l’auteur.

Meet John Doe

Et c’est en dressant le portrait de son sinistre anti-héros, en esquissant chaque facette de sa personnalité ambigüe que David Fincher va entamer son processus d’assimilation tout en critiquant, de manière sibylline, une société frigide, régie par l’omniprésence de la technologie. Au quotidien, une multitude de quidams se fondent en son sein tandis que quelques pseudos élus tirent les ficelles de leur destinée. Néanmoins, David Fincher écarte d’emblée un ton blasé pour mieux se concentrer sur sa méthode et ses obsessions. On devine alors très vite que l’inspiration melvillienne va laisser place à des archétypes chers au cinéaste.

En effet, s’il partage avec le Samouraï, le goût pour la solitude, le tueur en question ici possède davantage les spécificités des autres criminels décrits par David Fincher par le passé. À l’instar de L’homme de la rue de Frank Capra, on suit les pérégrinations d’un John Doe moderne, dont l’absence de traits caractéristiques lui confère l’anonymat requis pour son singulier métier. Dans une période où tous essaient de se distinguer via les réseaux sociaux, l’intéressé s’efforce au contraire d’éviter de se faire remarquer, pour survivre et exercer ses activités frauduleuses. Une façon pour David Fincher d’expliquer que le mal n’a pas de visage, assassins ou escrocs étant de fait, insaisissables.

Michael Fassbender en profite donc pour rejoindre d’autres figures emblématiques de la filmographie du réalisateur, Kevin Spacey dans Seven ou encore le meurtrier de Zodiac. En outre, tout comme eux et à l’instar de l’Alien, il va s’adonner à la prédation après avoir obéi à un code de conduite strict toute sa vie. Et c’est lorsqu’il s’attarde sur cette profonde métamorphose que David Fincher convainc le plus ici, au moment de décrypter les changements infimes de comportement, au rythme de la musique des Smiths. Ou comment expliquer ce passage brutal de la minutie à un chaos partiel.

Le baiser du tueur

Le premier chapitre, servi au spectateur en guise de scène d’exposition, permet de percevoir la méticulosité du tueur, son souci du détail, sa patience et l’importance de son credo. Il ne cesse d’ailleurs de le réciter pendant la totalité du long-métrage, tel un mantra protecteur, justifiant son périple vengeur. Durant les premières minutes, David Fincher déploie un dispositif à rebours, avec pour finalité, l’inéluctable ou plutôt l’invraisemblable bavure. Le grain de sable sanglant enraye la mécanique bien huilée et un vent d’anarchie souffle sur le parcours balisé de Michael Fassbender.

Le tempo de la narration s’accélère pour devenir presque frénétique lors de la confrontation avec son homologue de Floride. La violence s’accentue et les exécutions bien propres, dénuées de tout caractère émotionnel, laissent place au carnage. Et la conversation échangée avec Tilda Swinton dans le confort feutré d’un restaurant chic éclairera davantage les affres psychologiques du protagoniste. David Fincher s’est déjà interrogé sur la nature du mal par le passé ; bestial et primitif dans Alien 3, élémentaire dans Zodiac, Millenium ou Seven, mû par l’intérêt dans Social Network. Dans tous les cas, à chaque fois, l’humanité est toujours prête à embrasser l’un de ces aspects, non seulement parce qu’elle le peut, mais aussi parce qu’elle le veut.

Dans The Killer, l’assassin haut de gamme pratique cette profession, motivé par l’argent et conscient que dans un sens, ses compétences, son don inné lui octroient de fait ce droit. Plus qu’un fardeau ou une malédiction, tuer constitue une façon de vivre légitime, tout simplement car il en a les moyens, ce qui le place au-delà du commun des mortels. Et si son apparente normalité lui confère la discrétion, c’est pour mieux amplifier son talent inique exceptionnel. Peu importent les raisons qui l’ont poussé vers l’illégalité. Point de politique ou de passion, uniquement une fonction, une tâche à accomplir. Ce statut singulier, amoral, est si bien défini par David Fincher qu’on oublierait presque que The Killer relève plus de l’honnête série B que des expérimentations frontales auxquelles il nous avait habitués… et de négliger le plaidoyer osé en cours.

Trajectoires parallèles

À l’image de son protagoniste, David Fincher a toujours affiché un sens aigu de la précision dans sa mise en scène. Si on ne peut que louer de sa maniaquerie caméra à la main, on peut restera circonspect quant à certains choix et surtout parti-pris dans sa carrière. Ainsi, des œuvres comme Panic Room ou Millenium n’ont pas forcément répondu aux attentes et Mank véhiculait une réflexion en partie erronée sur la genèse de Citizen Kane. En revanche, les diatribes émises envers sa collaboration avec Netflix s’avèrent quelque peu agaçantes et The Killer se pose en réponse cinglante à ses détracteurs.

Accusé comme l’assassin de participer au dysfonctionnement néolibéral qui ronge le tissu social, David Fincher ironise en aspirant à l’excellence (sans y parvenir toutefois). The Killer personnifie l’ego, mais aussi le savoir-faire du réalisateur, à même de balayer les attaques avec un long-métrage bien ficelé, aux sous-entendus limpides, mais à la portée limitée. Dans ce contexte, il tempère chaque décision prise, car pour survivre, il faut concéder du terrain, tout en restant fidèle à ses principes initiaux. Ne jamais perdre de vue l’horizon même si la contrainte l’obscurcit par moments. Ainsi, il amuse avec ce pamphlet fonctionnel et s’affranchit des leçons de morale, en dépit des apparences. On repense alors à un échange brillant d’Intérieurs de Woody Allen où une interlocutrice expliquait qu’un méchant dans un récit n’avait pas toujours besoin de se verser en justifications… tout comme David Fincher. Par conséquent, il ne s’écarte jamais de la voie du septième art même s’il doit composer avec son époque et marchander avec le démon.

Voilà pourquoi The Killer, auréolé de l’audace de son auteur, distrait par ses fulgurances, son culot et ses airs de film mineur. S’il ne fascine jamais autant que Zodiac ou Social Network, il a le mérite de mélanger subtilement la froideur de son sujet avec une humilité chaleureuse.

François Verstraete

Film américain de David Fincher avec Michael Fassbender, Tilda Swinton. Durée 2h01. Disponible sur Netflix

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