Ralph Lauren, un rêve d’Amérique par Jérôme Kagan

 Quand je veux lire un roman, je l’écris solfiait Disraeli.

De Ralph Lauren, Jérôme Kagan affirme qu’il a fait de sa vie le reflet de son rêve. 

Quel rapport unit un écrivain romantique, chantre et défenseur de la “Jeune Angleterre”, cette révolte inutile d’aristocrates contre la Révolution industrielle, deux fois Premier ministre, confident et ami de la reine d’Angleterre et impératrice des Indes et un styliste ricain né en 1939 dans le Bronx, me demanderez -vous ? Quel rapport entre un lettré 1800 et un cancre, un supporter des Mets et un lecteur de Byron, un chevalier de la Jarretière et un époustouflant chef d’entreprise? Leur origine confessionnelle et leurs respectives réussites dans des mondes où régnaient – encore, toujours – d’assez vifs préjugés antisémites.

 Aussi, là est le point, l’importance que tous deux accordèrent au “costume”…

 L’habit fait bel et bien le moine, l’homme aussi qui, non seulement change le regard de votre interlocuteur mais vous condamne à harmoniser diction, maintien et finalement syntaxe et pensée et vous contraignant à agir autrement, fait de vous un homme, une femme… résolument nouveaux.  Là, le personnage, qu’à trois reprises, interprétera avec une grâce infinie la jeune Audrey Hepburn – deux fois chez Wilder avec Sabrina et Ariane et une fois chez Cukor, immortalisant la figure d’Eliza Doolittle dans My fair lady.

Selon Kagan, Lauren serait devenu ce qu’il est devenu pour avoir à 15 ans vibré devant Sabrina.

Pourquoi pas ?

La littérature, le théâtre, le cinéma ont-t-il d’autres fonctions que de nous délivrer de la chape des diktats sociaux, familiaux et autres qui, lorsque l’enfant paraît, inscrit en lettres de cendres sur le front du nouveau-né : Mektoub, tu seras, fille, cette pauvre chose comme ta mère et fils, tu perdras ta vie à la gagner sans tirer nul profit véritable de ton labeur. Surtout, pauvre, ne te complais pas en compagnie du riche, reste, juif, Indien, Aborigène, noir, métèque, métis, rastaquouère, tzigane ou gitan à ta place, contente-toi toujours de remercier et de raser, dhimmi, intouchable, paria, les murs… la biologie et la sociologie sont destins, telle est la loi de nature.

Il était un fois l’Amérique

Or, il était une fois l’Amérique…. Un jeune pays, créé de toutes pièces, inventé par des fugitifs sans feux et sans abris, des hommes de foi aussi qui, à la Bible, ont demandé sa législation et le pardon du très-Haut pour le péché originel ou péché de fondation. Il était une fois l’Amérique, un patchwork d’états confédérés qui après avoir été fabriqués et montés de bric et de broc fit de l’ensemble un étrange composite semblable à la Rome de Virgile, un vaste territoire où des peuples nombreux, au creuset de la dureté du sol et de la rigueur du climat, se mêleraient sous peine de mort.

 Le rêve a fait long feu, enfin c’est là ce que les grincheux affirment, mettant toujours en avant ce qui fâche, la révolution industrielle et le capitalisme, états et systèmes qui requièrent de la main d’œuvre sous payée et rendent la vie si dure aux nouveaux arrivants, permettant au racisme systémique et aux préjugés d’écorner, entailler le rêve primordial, sans pour autant le détruire tout à fait.

Enfin ce ne sont ni Calvin Klein ni Ralph Lauren né Ralph Lifschitz ou Lauren Bacall née Betty Perske, Scorsese ou Coppola, Woody Allen né Koenigsberg ni avant eux ces dizaines de pessimistes ayant quitté l’Europe à temps et après s’être vus – indésirables – jetés de France :  ni Lang, Cukor, Sternberg, Preminger, Lubitsch, Wilder, Vidor, Curtiz, Zinnemann…. Arrivés au pays d’Hollywood où les conseils d’administration des firmes se tiendraient désormais en yiddish ou en hongrois, qui me démentiront.  Eux qui ont, étrangers, inventé l’American way of life, le cool, du cow boy Marlboro à l’aviateur de Top gun, un monde résolument blanc chic et au fond radicalement – là est le paradoxe – judenrein…Le monde dont,  à l’Est,  misérables et faibles Fievel,  ils avaient rêvé. Ce monde parfait où des élégantes, vêtues en Givenchy ou autres maîtres, promènent des chiens de compagnie et épousent des millionnaires, un monde assez vulgaire auquel l’argent et le luxe seul donnent un panache réservé à ceux qui en naissant n’avaient rien. 

Pas un hasard sans doute si le film qui, de la vie de Ralph Lauren, fut le coup d’archet du tsigane était signé Billy Wilder, né Samuel Wilder, dans feu l’empire austro-hongrois. A son arrivée, l’émigrant ne parle pas l’anglais – il n’est rien ni personne. Ci-devant journaliste à Vienne, Wilder entame pour survivre une glorieuse carrière de danseur mondain voire de gigolo, sans cesser d’écrire des scenarii dont il ignore à qui les vendre et s’il les tournera un jour. Réfugié à Paris – rue de Saigon –  le voilà aux commandes d’un navet destiné à mettre en valeur la jeunesse de Darrieux, future égérie de la revue “Signal” et de la Révolution nationale. Le reste est connu. A chacun de ses personnages et donc à chacun de ses spectateurs, Wilder enjoint de vivre. Ni le puritanisme ni le capitalisme ni aucune salauderie dont est capable la nature humaine ne saurait Avanti, One, two, three, Sabrina ou Le gouffre aux chimères, empêcher quiconque de vivre sa vie :  réaliser son rêve d’enfant, échapper aux diktats du sort, injuste par définition. 

La belle histoire

Le conte de fées est toujours possible, à condition que la fée se nomme Volonté, là git toute la splendeur du rêve américain. Un self made man peut, à certaines conditions, se métamorphoser en WASP ; comme Disraeli – le petit-fils d’un joueur de mandoline napolitain – a pu devenir l’absent sur la tombe duquel la reine Victoria en pleurs déposa un bouquet de primevères, leurs fleurs préférées.  

Disraeli, selon ses contemporains et ses caricaturistes, se vêtait d’assez invraisemblable manière, capes de soie et gilets brodés, cravates, nœuds et bijoux jugés ostentatoires et criards – on les comprend –  par ses camarades du parti conservateur, pour que chacun se gausse, remarque ou commente sa vêture plutôt que de s’attarder sur l’olivâtre de son teint ou la longueur de son nez ?

Sans doute.

Très certainement… 

Le livre de Jérôme Kagan devient sacrement intéressant en ceci qu’il fait de la tentation ou syndrome du zeligou phasme la marque de reconnaissance juive.  Au lieu de jouer les pleureuses : lire le scénario et devenir Titi de Belleville à Paris, homme de lettres et politique à Londres et Wasp in America…

 Rappeler une dernière fois que l’Amérique caricaturée en Europe comme terre de communautarismes a connu elle aussi des juifs plus américains que nature et c’est cette saga-là qu’il a choisi en discrétion de nous conter.

L’histoire d’un enfant du Bronx, devenu, sans tapage ni scandale, milliardaire : non seulement un des heureux bénéficiaires du “rêve américain “ mais son ambassadeur. Entendu que le vêtement est toujours le costume ou l’armure sous laquelle l’homme doit affronter la société dans laquelle il doit vivre, Kagan va s’employer à dénuder chacun des choix esthétiques de Lauren à l’aune de son combat contre le ghetto et la ségrégation.  Revanche ? Même pas. En habitués du malheur, longtemps, les juifs ont obéi au Premier commandement qui enjoint à chacun – où qu’il soit – de se réjouir :  bénéficier de l’amour de Dieu, le rendre et le répandre en tous lieux et toutes circonstances, sans doute ce qui irrite si fort leurs ennemis.

Sabrina, le film inaugural

Avec ce film, l’Amérique donne son congé au glamour hollywoodien et à la femme-objet pour promouvoir une jeune femme libre, aux cheveux courts, aux manières européennes, mi garçonne mi luciole, une jeune femme anglo-néerlandaise, qui sait l’art de la fugue et aussi son Fifi Brindacier sur le bout des ongles. Le conte de fées ici n’est possible qu’à force d’obstination et de combats. La fille du chauffeur de maître se devait de demeurer invisible, qui s’y est refusée. Elle devait admettre ne pas vouloir la lune, qui est devenue la lune que deux fils de famille rêveront de décrocher. Sabrina a brisé la vitre qui sépare le chauffeur de son maître et la banquette arrière de la banquette avant, de s’être tenue en princesse. La sauvage a accepté et intériorisé les codes et Linus, son futur époux – improbable amoureux interprété par Bogart – n’aura jamais à rougir d’elle. Ainsi Ralph Lauren va-t-il célébrer la culture Wasp et l’accommoder, avec souplesse, aux changements du monde. Sabrina a surmonté son désespoir de n’être pas née, cuiller en argent en bouche, et n’a jamais méprisé son père. 

De semblable manière, Lauren va dessiner son rêve et ce faisant, l’accomplir.

Comme emblème de la marque, il élira un joueur de polo pour avoir admiré avec les yeux de Sabrina, William Holden décoloré en blond s’étourdir des journées entières à ce jeu, au lieu de gérer l’empire familial. Comme Sabrina, à la fin du conte, choisit Linus, Lauren préfèrera interpréter le rôle du sérieux Linus dans la comédie de la vie. 

Le rêve de Ralph Lauren ?

Un rêve sans originalité, terriblement consensuel puisqu’il s’agit d’immortaliser l’apport anglais (l’interprète de Sabrina est née à Londres) à la construction du mythe américain.  Pari réussi – sa fortune est estimée à 6, 5 milliards de dollars – à titre de comparaison Calvin Klein ne pèse que 750 millions et Lagerfeld, enfin son royaume, 300 millions. Un rêve sans originalité, à l’heure où Saint-Laurent et les autres unissent le rock au glamour et marient le punk avec le luxe, les strass et les paillettes, ce temps où l’écossais naguère folklorique devient le marronnier des branchés quand semble pour un instant mourir l’imprimé panthère. De futurisme, il n’est pas davantage question. Loin de toutes les influences du temps, avec patience et dévouement, Lauren impose le visage cool et rassurant, qu’avant son assassinat, le président Kennedy avait montré au monde… Avec Lauren, le jeune pays devient classique, quand alentour, gagnés par le tournis général, les corps enfin leurs images se floutent, dans une vaste opération de métissage des tissus, des couleurs, des matières et des genres, annonçant l’évangile du lendemain.  

Posé le rosebud, crayon, ciseaux, fermes en main, Kagan compose un ouvrage de haute-couture, maîtrise de la langue, particulièrement l’art de la litote, savoir-faire magistral, érudition impeccable, son livre s’apparente à une leçon d’élégance, et une initiation au neuvième art.

Ce n’est pas un secret, j’aime les livres de Kagan – celui-ci est sans doute son meilleur –  qui taisent et font entendre tant et tant de blessures et de rugosités que la politesse à toute force oblige à taire. Un je ne sais quoi de Gracian et de son Courtisan… Un livre dont se délectera tout amateur d’âmes, tant dans ce tout petit sujet, ce portrait d’un être à la fois ordinaire et incroyable, Kagan fait sonner, pour la dernière fois peut-être, l’écho du rêve américain a voulu l’avoir l’a eu….

Pour moi, l’ambition n’était pas une question d’argent, il s’agissait d’être quelqu’un, de défendre quelque chose, d’être une personne tout à fait unique.

Les costumes du Gatsby 1974 de Jack Clayton (réalisateur d’un téléfilm adapté d’un roman de  l’immense Muriel Spark Memento mori) avec Redford, c’est lui ; le look d’Annie Hall – l’idéaltype de la New-Yorkaise aussi ; le retour du cowboy,  santiags et blouson, celui des vestes d’indiens, le retour de la sportive-chic des années 20, celui des pantalons-cargo et du polo, désormais décliné en cent couleurs  lui encore : tout ce qui permet, au millimètre près s’il vous plaît, à un vêtement  d’être à la fois durable, confortable et élégant, assemblage  mis en place dans les années 80 aura influencé toute la vague écolo jusqu’à la marque 17h 10, si prisée aujourd’hui,  qui propose aux femmes, sous le nom de modern workwear, des tailleurs aux coupes soignées, des matières naturelles et luxueuses, une fabrication européenne responsable, un vestiaire sophistiqué et éthique pour une allure audacieuse :  des tenues élégantes et commodes, stylées et pratiques pour se rendre au travail, lui doit tout.  

Pour conclure

Quand vous aurez terminé le livre de Kagan vous saurez tout ce que nos rues doivent à ce gamin du Bronx, à Billy Wilder, à Audrey Hepburn et à Frank Sinatra. Peut-être même, à cette lecture, certains d’entre vous se reconnaîtront-ils enfants de Ralph ? Toute sa force a consisté à refuser la mode ce qui varie pour lui préférer l’intemporel recomposé. Peut-être aussi une leçon de vie ? Une leçon de littérature…

Il fallait du culot pour réinventer la cravate en 1968, l’année où la jeunesse-monde l’abandonnait… Aujourd’hui femmes et hommes, à nouveau, s’en emparent, comme revient en force le pull à motifs géométriques avec ou sans manches.  Il fallait être fort pour miser sur l’ancien à l’instant où le hippie, le branché exigeait des formes résolument nouvelles pour un monde nouveau.

Peut-être là encore Lauren – le moins assidu scolairement de la fratrie –  le benjamin, que ses parents destinaient au rabbinat, a-t-il agi en juif véritable….

Les modes passent, le style est éternel. Ce mot de Saint-Laurent, à lui seul, résume l’ambition assumée et atteinte. Être soi en s’inscrivant dans une tradition, une culture au lieu de croire se distinguer en prônant la rupture à répétition.

En 2007, pour les quarante ans de la marque, Harold Koda, conservateur au musée du vêtement du Met, à New York, déclara à propos de Ralph Lauren : “ Tel un personnage de Henry James, il est le dernier vrai idéaliste à peindre l’Amérique telle qu’elle s’imagine elle-même. C’est lui le plus grand ambassadeur du style américain”. 

Sarah Vajda

Jérôme Kagan, Ralph Lauren, un rêve d’Amérique, éditions Séguier, Paris, novembre 2023, 19 euros, 190 pages

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