Retour sur « Le Lauréat », 50 ans d’un film mythique

L’ombre d’une jeune fille en pleurs

Roman, film, pièce de théâtre… Non, sous quelque forme que ce soit, Le Lauréat n’est pas uniquement « l’aimable divertissement » qu’on veut bien dire. S’il résiste aussi bien au temps, n’est-ce pas parce que le temps est précisément son thème central ?

2018 marque le cinquantenaire de la sortie en France du Lauréat de Mike Nichols [1]. Non content d’avoir bien vieilli, ce film s’offre indirectement une seconde jeunesse avec la création à Paris, il y a quelques semaines, de la pièce de théâtre qui s’en inspire et dont on trouvera le texte complet dans le dernier numéro de L’Avant-Scène [2]. Publication d’autant plus judicieuse que le roman original de Charles Webb, paru en 1963 et qui fut à l’origine de tout, est depuis longtemps épuisé en France (alors même qu’il est régulièrement réédité dans les pays anglo-saxons [3]).

Nous ne nous amuserons pas ici au jeu fastidieux de l’étude comparative entre roman, adaptation cinématographique et version théâtrale, même si l’on nous précise que cette dernière ne s’est pas faite en un jour, plusieurs dramaturges s’étant cassé les dents sur le projet avant que Terry Johnson n’emporte le morceau (c’est le même qui avait su faire de La Cage aux folles une comédie musicale). Nous prétendons simplement essayer de résoudre une ou deux contradictions dans les commentaires auxquels ce triptyque a donné lieu. La première s’attache à la date de sortie du film. 1968 : il n’en fallait pas plus pour qu’on nous présente les incertitudes du jeune héros, Benjamin, worried about his future, comme la remise en cause d’un « système » ressemblant à une vis sans fin (si couronné soit-il, le lauréat est censé poursuivre ses études pendant plusieurs années encore). Mais on a pu aussi écrire que cette vision des choses n’a rien perdu de son acuité aujourd’hui. On nous permettra de penser que, si ce « divertissement » ‒ le mot revient souvent dans la presse ‒ résiste aussi bien au bout de cinquante ans, c’est parce que ce n’est pas un simple divertissement. Seul un classique peut être aussi résolument moderne.

On a aussi soutenu que Le Lauréat, avec sa Mrs Robinson quadragénaire et son Benjamin à peine sorti de sa teenagerie, était une variation sur le fossé entre les générations, mais le réalisateur Mike Nichols a dit et répété que jamais une telle idée n’avait traversé son esprit, pas plus que celui du scénariste Buck Henry.

La vérité, nous semble-t-il, c’est que Le Lauréat, si léger et si comique soit-il en apparence, est construit comme une tragédie traditionnelle ou ‒ mais n’est-ce pas la même chose ? ‒ comme beaucoup de westerns. Tout commence par le retour d’un personnage dans sa famille et dans son lieu d’origine, mais après une parenthèse qui, ayant fait de lui un étranger, interdit le rétablissement du statu quo ante. Bien au contraire, cet intrus malgré lui fait remonter du passé des choses que certains auraient préféré garder enfouies. La scène cruciale du film, c’est ce moment où Mrs Robinson révèle à son jeune amant (et à la caméra) qu’elle a dû interrompre définitivement ses études et se marier parce qu’elle était, comme on dit, tombée enceinte. Ne donnons donc pas plus d’importance qu’elles n’en ont aux galipettes qui sont officiellement l’objet de leurs rencontres. Elles ne sont en fait qu’une métaphore. Mrs Robinson n’est pas une femme cougar avant la lettre. C’est tout simplement une femme terrifiée par la mort et refusant l’aspect le plus triste de la vieillesse, à savoir la privation de ce qu’on n’a jamais eu. Ses parties de jambes en l’air avec le jeune Benjamin, ce sont, avec vingt ans de retard, les années de jeunesse qu’elle aurait voulu vivre ‒ mais autant en étudiant les beaux-arts qu’en se livrant à la bagatelle ‒ si les conventions sociales ne l’avaient brutalement contrainte à devenir du jour au lendemain une housewife finalement assez desperate.

 

La jambe de Mrs Robinson (Anne Bancroft) et Dustin Hoffman

 

Tragédie, donc, et, plus précisément, tragédie cornélienne. Car on sait que si les conflits cornéliens sont inextricables, c’est parce que, paradoxalement, les adversaires obéissent tous à la même logique. Relire Polyeucte, par exemple. Certes, tous les personnages ne se situent pas au même niveau ; ils n’ont pas tous les mêmes idéaux. Mais chacun dans son espace évolue de la même manière : Félix, le beauf, est prisonnier de sa morale bourgeoise comme Polyeucte l’est de sa morale chrétienne.

On a compris que si Benjamin a retenu l’attention de Mrs Robinson, c’est parce qu’elle se reconnaît en lui. D’ailleurs, un brin d’orthographe inclusive ne serait pas ici malvenu, puisque The Graduate pourrait aussi bien se traduire par La Lauréate que par Le Lauréat (la série Star Wars offre une polysémie du même ordre avec le mot Jedi, qui peut être aussi bien un pluriel qu’un singulier, et aussi bien un féminin qu’un masculin, ce qu’on perd régulièrement en français). Quoiqu’elles soient sans doute déterminées par des motifs différents, les hésitations de Benjamin sont la copie conforme de ce moment douloureux où la vie de Mrs Robinson a pris un tournant qu’elle n’avait pas souhaité. Et si Mike Nichols peut déclarer que jamais la question des générations ne lui avait traversé l’esprit, c’est parce que, inconsciemment, mais somme toute très logiquement, il avait choisi, pour interpréter la femme mûre et le teenager, des gens de la même génération ou presque : Anne Bancroft n’avait encore que trente-six ans ; Dustin Hoffman en avait déjà vingt-neuf. Terrain rêvé pour des rapports d’amour et de haine : ambiguïté des parallèles, qui jamais ne se quittent, mais jamais ne se rencontrent.

 

Elaine (Katharine Ross) et Benjamin Braddock (Dustin Hoffman)

 

Ajoutons qu’Elaine Robinson, troisième personnage de l’histoire, ne s’oppose à sa mère qu’en reproduisant dans un temps plus bref le parcours de celle-ci. Dans une première version du finale du film, Benjamin arrivait juste avant que les mariés aient prononcés leurs vœux devant le prêtre. Nichols eut l’idée de le faire arriver trop tard (et l’on se souvient encore des accords de la musique de Paul Simon s’espaçant en même temps que, faute d’essence, la voiture de Benjamin se mettait à hoqueter). De ce fait, Elaine est dans la situation d’une épouse insatisfaite qui entend affirmer sa révolte et son indépendance en divorçant, mais c’est précisément la situation de sa mère, qui, du fait de la révélation sur la place publique de sa liaison coupable, s’apprête à quitter son mari. Se pose d’ailleurs une question qui n’est jamais posée : y avait-il eu d’autres Benjamin avant Benjamin dans la vie de Mrs Robinson ? On peut en douter. Pour elle aussi, c’était probablement « la première fois ».

Et c’est là, sans doute, dans ces retournements, que réside le secret de la réussite du Lauréat. Lorsqu’on relit de près Le Colonel Chabert de Balzac, on découvre que l’ex-femme de Chabert, odieuse à première vue, est tout autant que lui une victime. Même affaire pour Mrs Robinson : cette vilaine dame qui semble tirer les ficelles est à maints égards une malheureuse marionnette [4].

Oui, il n’est pas interdit de considérer Le Lauréat comme un film féministe.

 

FAL

[1] Le film était sorti fin décembre 1967 aux États-Unis et quelques mois plus tard en Europe. Aujourd’hui, les films tendent à sortir en même temps sur l’ensemble de la planète, mais un tel décalage était alors habituel, la paranoïa du piratage informatique immédiat n’existant pas encore.

[2] En revanche, pour cette pièce de théâtre, le retard à l’allumage français est énorme, puisqu’elle a été montée aux États-Unis et au Royaume-Uni il y a une bonne quinzaine d’années. Le texte de l’adaptation française est dû à Christopher Thompson.

[3] La dernière édition disponible remonte aux années quatre-vingt et avait été publiée en 10/18.

[4] Charles Webb a donné une suite au Lauréat, intitulée Home School, qui, fort heureusement, n’a retenu l’attention d’aucun éditeur français. On y retrouve le même style et les mêmes personnages, mais ‒ aigreur du romancier ? ‒ ils sont tous devenus extrêmement déplaisants.

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