Mordicus ! Ne perdons pas notre latin

quartier latin

Mordicus ? Diantre ! pourquoi un tel titre ? Défendre le latin, c’est évidemment très louable. Mais le défendre, comme le fait Robert Delord, en mordant, autrement dit militairement, n’est-ce pas parfois contre-productif ?

Il est toujours dangereux de courir deux lièvres à la fois. Et peut-être plus dangereux encore de courir deux livres à la fois. Car c’est bien ce que fait, volontairement ou non, Mordicus, un essai publié aux Belles Lettres et plaisamment sous-titré Ne perdons pas notre latin ! Cette défense et illustration de la langue latine n’est évidemment pas la première — il en sort au moins une chaque année depuis quelque temps —, mais, nous dit l’éditeur, elle est d’une originalité foudroyante dans la mesure où l’auteur, Robert Delord, est un « homme de terrain », autrement dit un professeur de Lettres.

Cet argument de vente ne laisse pas de surprendre, puisqu’on connaît peu d’apologies du latin, récentes ou moins récentes, dues à des pilotes de course ou à des marchands de fromage. Mais, plus grave encore, il semble que cet ouvrage, qui entend rappeler les beautés de l’esprit romain (et grec), ait été conçu et écrit sans que jamais qui que ce soit se soit posé la question fondatrice de toute rhétorique et de la rhétorique antique en particulier : à qui s’adresse-t-on ? Car on est en droit de se demander quels lecteurs, au juste, ce « manifeste » entend convaincre.

Certes, l’enthousiasme et le « mordant » de l’auteur font plaisir à voir, et l’on imagine que ses élèves ne doivent pas s’ennuyer une seconde pendant ses cours, puisqu’il est évident que le latin n’est jamais pour lui qu’un tremplin pour se lancer dans la découverte du monde, y compris du monde contemporain (même si l’on peut douter que tel texte latin ait besoin, pour être bien compris, d’une référence aux aventures de Dominique Strauss-Kahn au Sofitel de New York). Certes, on ne saurait que soutenir la thèse suivant laquelle le latin, dans bien des cas, résonnera tout autant, sinon mieux, dans l’esprit de jeunes élèves « issus de la diversité » que chez des « Français de souche », ne serait-ce que parce que les premiers n’ont aucun mal à admettre qu’une même chose puisse être envisagée et exprimée de différente manière dans deux langues différentes, et l’on refusera avec l’auteur l’idée idiote suivant laquelle l’enseignement du latin devrait être réservé à on ne sait trop quelle élite. Mais ce n’est pas le fond de ce Mordicus que nous mettons en cause — c’est sa forme.

L’ouvrage se compose en gros de deux parties. La première est un exposé de la situation officielle, administrative, du latin dans l’enseignement français aujourd’hui. La seconde entend nous faire plonger dans l’univers même du latin, à travers différents chapitres abordant la question sous tous ses aspects (films, séries, jeux vidéo, bandes dessinées ne sont pas oubliés). Mais cette organisation en apparence très logique risque fort d’engendrer une grande frustration chez tous les lecteurs. Remplie de citations empruntées aux textes officiels, la première partie ne saurait s’adresser qu’aux gens du bâtiment, autrement dit qu’à des professeurs de Lettres. S’il n’est pas mauvais de signaler et d’expliquer au grand public comment l’enseignement du latin et du français — car la question ne se limite pas au latin — a été scandaleusement réduit, raccourci, rogné au fil des ans, il faudrait le faire de manière plus simple. Il n’est pas sûr que le parent d’élève moyen n’éprouve pas le tournis devant la technicité de l’exposé.

Et si celui-ci ne manquera pas d’apporter aux professeurs des compléments d’information intéressants sur leur propre métier, les mêmes professeurs risquent fort de se cabrer à la lecture de la seconde partie. Quel professeur de latin digne de ce nom a besoin qu’on lui rappelle que formidable signifie à l’origine « qui fait peur » ou que le verbe manipuler est de la même famille que le mot main ou que peser et penser sont à l’origine un seul et même verbe ? Non, aucun professeur de latin digne de ce nom n’a besoin qu’on lui rappelle qu’il peut amuser, surprendre et intéresser ses élèves en les initiant aux joies de l’étymologie. S’il n’y avait que quelques exemples jetés ici ou là, ils seraient bienvenus, mais certains chapitres ne sont rien d’autre que d’interminables catalogues.

De tels catalogues ne manqueront pas d’impressionner les profanes, mais ceux-ci risquent surtout d’être désarçonnés face à une telle avalanche. On ne peut, comme le fait cet ouvrage, défendre le latin au nom de la rigueur et expédier en deux lignes la question de la proposition infinitive en disant que c’est la même chose en latin et en français. C’est la même chose, oui, mais c’est aussi totalement différent, puisque si la structure est la même ici et là, elle ne sert pas à exprimer le même type d’idée : quand le français dit « je le vois venir », le latin dit « je le vois venant » ; et s’il peut arriver qu’on dise en latin « je le vois venir », c’est pour dire « je vois qu’il vient », opération bien plus intellectuelle que sensorielle.

En fait, tout ce qui, comme d’habitude, se joue dans cette affaire et la rend si complexe, c’est la notion même de culture — avec les ambiguïtés qu’elle entraîne fatalement dans son sillage. Robert Delord en veut beaucoup à Paul Veyne, et accuse cette grande figure de l’Université française de faire de la provocation lorsqu’il l’entend affirmer, avec un détachement tout aristocratique, que la France a en tout et pour tout besoin de produire une cinquantaine de bons latinistes chaque année et que, quelles que soient les insuffisances, voire les aberrations du système, elle les produira, mais il n’y a aucun j’m’en-fichisme chez Veyne si on le lit de près. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il faut des années et des années pour véritablement maîtriser une langue — tout traducteur professionnel vous confirmera la chose — et que, même avec la meilleure volonté du monde, on ne parviendra jamais à faire d’un élève de lycée un latiniste accompli à l’issue de la terminale. C’est ensuite que l’aventure commence vraiment. (1) L’important, comme disait Johnny (mais Rousseau l’avait dit avant lui à propos de l’éducation), c’est de donner à chacun l’envie d’avoir envie : aucun programme au monde n’a jamais interdit à un professeur d’apprendre à ses élèves que l’adjectif phocéen ne désigne pas uniquement une équipe de football ou que la ville de Nice tire son nom du grec nikè, « la victoire », mais, inversement, il ne faut pas faire croire aux élèves que le latin ou le grec se résument à cela.

Il y a en outre, dans cette volonté quasi intégriste de faire du latin le centre du monde, de ne considérer l’anglais ou l’allemand, par exemple, qu’à travers le filtre du latin, quelque chose qui finit par être en contradiction avec la notion même de culture. Bien évidemment, la défense du latin s’accompagne dans Mordicus d’une condamnation du franglais. Robert Delord voudrait par exemple bannir de la langue française le mot casting sous prétexte que nous avons déjà à notre disposition audition et distribution. Eh bien, pour tout dire, nous trouvons nous aussi le mot casting horrible, mais distribution, quand on parle de cinéma, est un mot qui peut désigner deux choses bien différentes (distribution des rôles et distribution des films) et audition décrit une situation qui n’implique pas le processus actif, « sélectif », qu’on trouve dans casting.

Delord rappelle à juste titre l’admirable principe de Térence Nihil humanum mihi alienum puto. Il est regrettable qu’il ne soit pas ici appliqué jusqu’au bout. Térence a dit, non pas que rien de latin, mais que rien d’humain ne lui était étranger.

FAL

Robert Delord, Mordicus — Ne perdons pas notre latin ! Les Belles Lettres, 17 euros.

(1) Et il n’est pas sûr qu’elle se termine jamais… Signalons ici en passant que nous avons abandonné au bout de deux pages la traduction latine du premier Harry Potter, le traducteur, si universitairement oxfordien soit-il, ayant donné une valeur passive à un participe futur actif. Et, puisque nous évoquons ici ce genre de transposition, signalons à Robert Delord, qui semble s’émerveiller que deux Alix aient été traduits en latin, que deux Tintin existent en édition latine depuis plusieurs décennies et qu’un Alix a fait depuis longtemps l’objet d’une édition en grec ancien.

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