Le Monde d’avant, Journal de 1983-1988 de Roland Jaccard

Le titre du pavé de Roland Jaccard, Le Monde d’avant, renvoie forcément, en guise de référence hypertextuelle, au Monde d’hier, de Stephan Zweig. Ce Monde d’avant là, est celui d’un monde que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, celui des années 80, des années Mitterrand, de la libération des mœurs, de la liberté d’expression ; c’est le Monde (journal dirigé par Jacques Fauvet puis André Fontaine à l’époque) d’un monde qui se défaisait peu à peu d’une morale trop rigide, plombée. C’était un monde qui avait un avenir et un horizon. Tout l’inverse d’aujourd’hui, en somme !

Ce Monde d’avant, c’est celui du Monde des livres, dans lequel Roland Jaccard écrit depuis déjà des années. Il est entré à l’âge de 26 ans, tout à fait par hasard, dans le journal Le Monde, pour y tenir la rubrique psychanalyse. C’était dans les années 60. Au début des années 80, il continue de rédiger des piges pour le prestigieux quotidien, tandis qu’il écrit au jour le jour son célèbre journal intime, où il y malmène un peu quelques personnalités bien en vue, le conformisme intellectuel et moral de cette communauté vivant dans l’entre-soi. Il raconte son amour avec une jeune étudiante asiatique de 19 ans, qu’il prénomme L. dans son journal.

On connait son goût pour les jeunes nymphes :

Quand une femme commence-t-elle à vieillir ?, me demandait L. Pour moi, la réponse ne fait aucun doute : physiquement quand elle commence à grossir, intellectuellement quand elle n’a plus le goût d’apprendre, sentimentalement quand elle préfère l’amour à l’amant et moralement quand elle perd le respect de soi et des autres.

Ce très gros tome de son journal, plus de 800 pages, ne dément pas la saveur de ses précédents : on y retrouve les piscines de Deligny, Montchoisi, Pully, l’étalage (presque malsain à force !) de ses bleus à l’âme et de son hypocondrie (entre ses lombalgies, ses migraines, ses maux de dents, ses amis infréquentables, dont Michel Contat, François Bott, Gabriel Matzneff. Et, bien sûr, son goût immodéré pour la paresse, le désespoir tragique (dont son ami Clément Rosset ne démentirait pas une virgule) le suicide (comme son ami Cioran), amateur impénitent de jeunes asiatiques, de lecture, de cinéma. On suit Roland Jaccard dans ses goûts et dégouts de la vie, de son œuvre, de lui-même.

L’anti-Matzneff

Notre diariste est donc tout l’inverse de son ami Gabriel Matzneff, il est la face sombre, le narcisse morbide. Gab la rafale que l’on croise régulièrement dans ses pages de 84 à 88, notamment lorsque Roland Jaccard regrette de n’être ni aussi flamboyant ni aussi travailleur que son alter ego.

Au 14 juin 86, à la page 655, on peut même lire : « Gabriel m’annonce qu’il est amoureux fou d’une lycéenne de 14 ans. Sa mère, après avoir mis en garde sa fille, la laisse libre de le voir. Il a donc décidé de « changer de vie », ce qui veut dire rompre avec ses maîtresses occasionnelles et donner la clé de son studio à la petite. » L’ombre de Vanessa Springora vient de passer par là !  

On apprendra un mois plus tard, qu’une plainte a été déposée contre Matzneff pour « détournement de mineurs », et que ses amis décident de faire publier dans Le Monde des Livres le texte flatteur de François Mitterrand à son égard.

Une époque bien révolue aujourd’hui, avec ses ombres et ses lumières, que l’on serait bien naïfs de vouloir condamner tout de go…

Marc Alpozzo

Roland Jaccard, Le Monde d’avant, Journal de 1983-1988, Serge Safran éditeur, février 2021, 27,90 eur

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