Le journal secret de Curzio Malaparte

Aujourd’hui, encore, sûrement parce que nous aimons les étiquettes, toujours commodes et faciles à coller, on continue de dire de Curzio Malaparte qu’il est un « fasciste ». Il n’avait pourtant rien à voir avec les délires antisémites d’un Louis-Ferdinand Céline ou le collaborationnisme moral et politique d’un Robert Brasillach. Or, soudain, un texte inédit, un journal secret, un journal de guerre (1941-1944) paraît chez Quai Voltaire, et jette la lumière sur toutes ces idées reçues, qui se répandent comme trainée de poudre sans jamais la moindre vérification.

Sur le fascisme de Curzio Malaparte, je ne m’étendrai guère ici, car nul y est mon propos dans ces lignes, mais renverrai toutefois le lecteur curieux au Cahier de l’Herne qui a été consacré à l’écrivain italien. Ce qui est, je pense beaucoup plus intéressant dans ce journal inédit, paru ces derniers jours, aux éditions Quai voltaire, c’est d’y lire un écrivain supposé « fasciste » écrire un témoignage littéraire et historique plus proche d’un humanisme que lui dénions, alors que, par exemple, dans le journal d’Alain, nous nous attendions à en voir venir les lumières de Montaigne tandis qu’en émanèrent les ténèbres de Brasillach.

Nous n’excuserons pas Curt-Erich Suckert, qui ne changera que plus tard son nom d’état civil en Curzio Malaparte, d’avoir un jour de 1923 passé la porte du parti fasciste. Nous ne l’excuserons pas non plus de certaines prises de position. Mais il est tout de même dommage, comme le souligne fort bien Stéphanie Laporte dans sa préface à ce journal inédit, que l’on s’en tienne à cela, occultant une œuvre de tout premier plan. Probablement encore que la préfacière a raison, lorsqu’elle espère que cette édition de son journal secret, sera un pas de plus vers la reconnaissance pleine et entière d’un grand écrivain et d’une grande œuvre. Car, toujours dans la préface, Stéphanie Laporte souligne fort à propos que l’on s’obstine à reprocher à Malaparte certains de ses propos ou certaines de ses fréquentations, alors que l’on oublie le « travail fort obséquieux » d’autres écrivains dont Pirandello, Ungaretti « pendant le ventennio fasciste », ou Dino Buzzati « qui continua de travailler pour le Carriera della Sera passé sous direction nazie en septembre 1943 ».

Il serait bon de remettre les pendules à l’heure, et de cesser de citer Curzio Malaparte pour les mauvaises raisons, de refuser d’en parler pour les bonnes. Il n’y a pas pire que ce genre de chasses à l’homme !

Au purgatoire des écrivains

Curzio Malaparte n’est pas le seul écrivain, loin s’en faut, à être entré, très injustement, au purgatoire des écrivains. Pour des raisons diverses et dissonantes, on trouve tout autant Louis-Ferdinand Céline, Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne, Pierre Boutang et tant d’autres. Comme on a ces écrivains infatigablement classés à droite et qu’on ne lit plus trop aujourd’hui pour ces obscures raisons, comme si cela pouvait être une maladie et que cela avait une conséquence directe sur le talent de l’auteur, je pense par exemple à Antoine Blondin, Michel Déon ou encore Jacques Laurent. Mais enfin, je ne vais pas en faire une montagne, néanmoins pour un lecteur attentif au style de l’auteur, à l’histoire et à la teneur du livre, qui a toujours privilégié les livres à la vie de l’auteur (séparant nettement l’œuvre de l’homme — et qu’importe l’homme si l’œuvre est bonne !) l’ostracisme dont Curzio Malaparte fait montre depuis cinquante ans chagrine pas mal.

Il est donc temps de replonger dans cette œuvre, dans Technique du coup d’État (1933), Le Soleil est aveugle (1940), Kaputt (1944) que l’auteur écrit tandis qu’il rédige quasiment au jour le jour ce journal secret, et qui lui vaudra d’être déporté, censuré et assigné à résidence. On voit d’ailleurs dans ce journal comment l’écriture de Malaparte s’épaissit, prend le tournant de la maturité. On se rend nettement compte de ce qui se joue à ce moment-là pour l’auteur, car, l’écrivain est toujours fils de son temps : il subit les influences, attaché, qu’il le veuille ou non, aux règles d’écritures et aux habitudes de pensée qui constituent la norme de son époque. Rien de moins vrai pour Malaparte, dont on suit le fil du parcours du 3 avril 1941 à Sofia, jusqu’au 8 octobre 1944 à Capri.

Si on lit attentivement ces pages, on voit alors l’Italie fasciste se démanteler, faisant ainsi l’irrémédiable bascule historique avec la fin du régime de Mussolini, on vit dans les pas de l’écrivain italien, chroniquant pour gagner sa vie, les grands moments du chaos européen, cheminant tour à tour en Pologne sous Gouvernement général du Reich, en Finlande, au moment de la guerre de Continuation pour la reconquête de la Carélie-Ladoga prise par les Russes en 1939-1940, partageant des chambres d’hôtel avec des officiers nazis, les réceptions des généraux, leurs chants, leurs séances de cinéma, de sauna, vivant ainsi aux premières loges des excès et des irrationalités de cette époque, faisant de ces notes que Malaparte consignait scrupuleusement chaque jour, les témoins privilégiés de la déconfiture annoncée.

Une époque binaire

C’était aussi une curieuse époque, très binaire, presque obsessionnelle, où l’on demandait à chacun de choisir entre Hitler et Staline (bien avant les révélations qui seront faites par la suite sur le dictateur communiste !), on voyait aussi un grand nombre de jeunes gens alterner entre la collaboration et le maquis. Je ne suis pas historien, et je laisse donc le soin aux spécialistes de cette période de nous expliquer ça, mais tout de même, nous savons cela. Il y a eu aussi la résistance de de Gaule, mais c’est une toute autre affaire.

À la destitution de Mussolini, on voit Malaparte s’installer à Capri. Fréquenter des intellectuels communistes, « ceux de la première génération revenus d’exil à Paris ou à New York » commente Stéphanie Laporte. Et alors saisi, passionné, pour peu que l’on veuille lire ce texte comme un trésor de l’époque, un compte-rendu ou un témoignage précieux de cette période, dont on a déjà dit beaucoup de choses, on se laisse emporter frénétiquement, on cesse de lire ces lignes avec nos yeux anciens, y voit dans ces pages un cheminement idéologique, celui de Malaparte forcément, au contact des nazis, dont le journal rend compte avec « une lucidité peu commune ». J’aurais tendance à donner raison à cette idée forte, que la préfacière énonce avec cette justesse que l’on retrouve constamment sous sa plume, avec cette implacable objectivité, dont Malaparte fait montre tout au long de ces prises de notes, et dont je rappelle qu’elles n’étaient pas destinées directement à la publication.

C’est aussi à ce moment précis, dans cette Europe pourrissante, que Malaparte va écrire Kaputt, mûrissant son regard ancien, en ne croyant plus aux vieux symboles désormais vermoulus et sans signification, du vieux monde qui s’en va à présent ; accordant néanmoins sa foi en les forces de l’esprit tout de même. C’est le moment où il va investir sa croyance dans une vision spirituelle et mystique propre à lui, devenir le grand écrivain du roman La Peau (1949), s’inspirant des combats qu’il a menés pour libérer l’Italie, et dont il aura été le témoin particulier des « deux côtés de la barricade ».

Un diariste méticuleux

Extravagant, Malaparte ne l’est pas ! On voit plutôt, dans ce journal secret, tenu scrupuleusement et au jour le jour, alterner la plume du journaliste et celui de l’écrivain, acteur malgré lui, courtisé et traqué, capable d’accepter les pires conditions, les situations les plus extrêmes, si celles-ci lui donnaient la possibilité d’écrire, au moins six mois par an, des livres.

Spectateur et observateur de premier plan, Malaparte nous offre avec ce journal le don, l’hommage de celui qui sait regarder son époque d’en haut, à la fois du dedans et du dehors. Certes, il a cru dans une idéologie, forcément à tort, mais combien il est facile de le dire ainsi aujourd’hui. Néanmoins, il a su aussi, en toutes circonstances, avoir pour obsession de se libérer du carcan des préjugés de son temps, et l’obsession, là encore, d’exercer en tout temps et en tout lieu son jugement critique.

Souhaitons que le lecteur averti ou curieux, le comprenne à la lecture de ce journal unique en son genre, et que je mets très haut dans la hiérarchie des valeurs morales et esthétiques.

Et saluons Quai Voltaire qui a eu l’audace de publier ce Journal Secret, montrant qu’un éditeur n’est pas seulement un commerçant mais aussi l’appui d’une période donnée, son garant, le gardien farouche du patrimoine de l’humanité.

Marc Alpozzo

Curzio Malaparte, Journal secret 1941-44, édition et traduction de Stéphanie Laporte, Quai Voltaire, février 2019, 336 pages, 23,70 eur

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