Virgin Suicides, restauration du premier long métrage de Sofia Coppola
Premier long métrage de Sofia Coppola, Virgin Suicides est l’adaptation d’un roman de Jeffrey Eugenides, et le sujet n’était donc pas, comme pour son film suivant, Lost in Translation, un sujet conçu par elle-même. On aurait toutefois pu imaginer, étant donné son jeune âge — vingt-huit ans à l’époque — qu’elle porterait son dévolu sur quelque chose d’un peu plus gai que l’histoire du suicide collectif de cinq sœurs, et c’est sans doute la raison pour laquelle le critique du New York Times lui reprochait sa « perversité » :
Mademoiselle Coppola a réalisé une célébration de l’adolescence, célébration envoûtante et possédant la force d’attraction d’un mythe. Quelque chose, toutefois, ne va pas dans son film : comment une histoire mettant en scène le suicide de cinq jeunes filles apparemment normales pourrait-elle être une célébration, et peut-on imaginer autre chose qu’une perversité peu commune pour expliquer un tel choix chez cette réalisatrice ? »
Ce commentaire est d’ailleurs dans le même esprit que l’une des répliques du film, prononcée par un médecin à l’intention de la cadette des cinq jeunes filles (qui sont donc cinq sœurs) après sa première tentative : « Comment peux-tu à ton âge [treize ans] vouloir te suicider quand tu n’as pas encore fait l’expérience des horreurs de l’existence ? »
Perversité, donc, si la perversité se définit comme un désir de faire (ou de représenter) le mal sans autre motif que le plaisir de faire le mal. Et d’autant plus criante ici que ces jeunes filles, qui ne sont pas sans rappeler celles du film de Peter Weir Pique-nique à Hanging Rock (lui aussi tout entier construit sur des « disparitions », même si elles sont d’un autre ordre), sont le plus souvent tout de blanc vêtues.
Seulement, cette perversité n’est sans doute pas tant celle de Sofia Coppola que celle de toute chronique (car le film ne raconte pas grand-chose à proprement parler et se présente plutôt comme une suite de « scènes » de la vie de province détachées les unes des autres) : dans une chronique, rien ne se passe en apparence ; tout au plus assiste-t-on à des événements qui semblent se répéter jour après jour. Mais nous savons bien que rien n’est plus perfide que le temps et que vient pour chaque homme le moment où le temps cesse d’être cyclique pour devenir linéaire et irrémédiable. Où tous les événements à première vue décousus, tous les actes qu’on a pu commettre sans toujours savoir pourquoi on les a commis (Proust ici n’est pas loin, qui définissait l’individu comme une succession de différents moi sans rapport les uns avec les autres — Sofia Coppola s’offre d’ailleurs le luxe de faire interpréter le principal personnage masculin par deux acteurs différents, alors que les deux périodes qu’ils représentent ne sont pas si éloignées chronologiquement) — bref, arrive le moment où tout ce fatras insignifiant se cristallise en une chose étrange qui se nomme tout simplement la mort. Il n’est pas certain que Virgin Suicides, nonobstant son titre, ait vraiment pour sujet le suicide, au sens où on l’entend d’habitude. Tout être est un « suicidé » potentiel dans la mesure où, qu’il le veuille ou non, il porte d’emblée la mort en soi. Quel est donc cet humoriste triste qui disait : « Je plains la jeunesse — elle n’a pas d’avenir » ?
Ce que Sofia Coppola veut probablement nous dire avec ce film, c’est que l’absurde règne ; c’est que toute chose peut être à la fois elle-même et son contraire. « Elle n’a pas vraiment voulu mourir, explique le psychiatre aux parents de la jeune fille que nous avons déjà évoquée. Elle a simplement voulu exprimer son désir de s’évader du cadre trop rigide où vous la tenez enfermée. » Mais c’est précisément pendant la fête organisée par ses parents pour lui offrir une bouffée d’air que cette jeune fille va réussir à se suicider « pour de bon ».
Message de désespoir ? Disons plutôt : incitation à l’humilité. N’allons pas imaginer que la raison puisse être l’outil suprême permettant de tout comprendre (1), beaucoup de nuances se perdant dans la traduction qu’elle prétend donner du monde.
FAL
Virgin Suicides, un film de Sofia Coppola, avec Kirsten Dunst, Josh Hartnett, James Woods, 1h37. 4K-Ultra HD et Blu-ray. Pathé.
(1) Sofia Coppola explique d’ailleurs dans un bonus que c’est bien après coup qu’elle s’était rendu compte que l’une des raisons majeures pour lesquelles elle avait fait ce film était la mort accidentelle de son frère Gian-Carlo.