Tropic d’Édouard Salier, jamais sans mon frère

Dans un futur indéterminé, Lazaro et Tristan, deux jumeaux, intègrent un programme scolaire ambitieux afin de devenir l’un des astronautes de demain. Nés dans un foyer modeste, mais uni, ils sont soutenus par leur mère dans leur démarche, qui a de surcroit tout sacrifié au bénéfice de leur objectif. Or, leur univers s’écroule le jour où Tristan est infecté par une mystérieuse substance qui le handicape mentalement et physiquement. C’est le début d’une lente descente aux enfers…

Dans un minuscule salon, quatre personnes dansent et célèbrent leurs liens familiaux ou amoureux. Cette scène d’une banalité exaspérante va servir de pierre angulaire au long-métrage, comme (trop) souvent sur grand écran. Sauf que le spectateur n’est pas préparé à ce qui s’ensuivra, à une plongée dans une horreur quotidienne, un bouleversement des certitudes et des espoirs des protagonistes, savamment concocté par un cinéaste en pleine renaissance pour l’occasion.

Passé par la télévision (Mortel, La Révolution, Mixte), Édouard Salier appartenait jusqu’à présent à la caste des artisans honnêtes, mais qui peinait à franchir un cap. Son documentaire musical, Africa Mia, n’a pas rassemblé tous les suffrages sans toutefois déplaire aux observateurs. À l’école, il aurait pu être considéré comme un élève volontaire, mais loin d’être brillant. Voilà pourquoi peu envisageaient la possibilité qu’il puisse accoucher d’une œuvre aussi singulière que Tropic, intrigante et hypnotique à défaut d’être parfaitement maîtrisée.

Néanmoins, il ne faut surtout pas faire la fine bouche au moment de découvrir cette nouvelle pierre à l’édifice d’un cinéma de genre français moribond depuis de nombreuses années. Force est de constater qu’il n’a point été aidé entre une superproduction décevante (Les Trois Mousquetaires) et des pitreries grotesques (Le Visiteur du Futur, Nicky Larson et le Parfum de Cupidon). Et si certaines embellies viennent éclaircir ce ciel sombre (Le Chant du loup entre autres), le bilan s’avère désolant. Fort heureusement, l’entreprise d’Édouard Salier s’inscrit dans la lignée de celle d’Antonin Baudry, pétrie par les références bien digérées par son auteur.

Bienvenue à Gattaca

En 1997, Andrew Niccol signait un coup d’essai magistral avec son film d’anticipation Bienvenue à Gattaca, dystopie glaçante se concentrant sur un astronaute prêt à tout pour concrétiser son rêve, quitte à défier l’ordre établi. Ce récit a visiblement marqué Édouard Salier, tant l’ombre du long-métrage américain plane sur Tropic. Ainsi, comme dans Bienvenue à Gattaca, si l’obsession de l’excellence et la course à l’espace préoccupent les protagonistes, l’entreprise d’Édouard Salier n’oublie pas d’apposer une forte connotation sociopolitique à l’ensemble, sincère, mais un poil maladroite par moments.

La démonstration pataude qui présente l’organigramme scolaire (stratification divisant l’élite aérospatiale et classes pour handicapés) n’imprègne pas les esprits par sa finesse, mais a le mérite d’être fonctionnelle. En outre, la description du désastre écologique par petites allusions insistantes (manque d’eau pour les douches par exemple, raison d’être de l’exploration d’autres planètes) fleure bon le déjà-vu. Fort heureusement, Édouard Salier se rachète en insufflant une pesanteur dans l’atmosphère, un véritable sentiment de fin du monde, une posture qui contrebalance la suffisance par une poésie apocalyptique.

La quiétude qui se dégage du lac dans lequel se baignent régulièrement les deux jumeaux contraste avec la déliquescence touchant l’environnement, froideur de l’image à l’appui, renforcée par le visuel granuleux désiré par le cinéaste. Quand Tristan et Lazaro vont s’entraîner une fois encore dans ces eaux tranquilles, on se souvient des défis entre Ethan Hawke et son frère dans Bienvenue à Gattaca… excepté qu’ici, on redoute le pire, on pressent que viendra sourdre la tragédie, tôt ou tard…

Faux-semblants

Dès lors, le monstre cher à David Cronenberg va surgir et s’emparer de l’âme des personnages, les dévorer de l’intérieur, détruisant tout ce qu’ils se sont évertués à construire. À partir de ce postulat, Tropic déploie toute son intensité lyrique, réduisant son propos au minimum en s’attardant désormais sur le désespoir, les liens fragilisés et sur la résurrection. Édouard Salier interroge sur la nature des sacrifices, ce que l’on a écarté jusqu’à présent au profit d’un mirage, d’une cause, d’un but peut-être inaccessible.

Le mal inconnu qui ronge Tristan et affecte indirectement Lazaro va leur faire ouvrir les yeux sur le monde qui les entoure, au-delà des préjugés du quotidien et des efforts colossaux qu’ils ont dû accomplir jusque là. Si le réalisateur décrit leur amitié naissante avec les élèves handicapés avec un maniérisme exagéré, il parvient en revanche à en extraire le substrat lumineux avec une authentique sensibilité. Déchu d’un statut quasi divin, Tristan descend aux enfers tandis que Lazaro, tel Orphée, va tout faire pour le ramener, quitte à abandonner ses motivations profondes.

Sans basculer dans un voyeurisme trop prégnant, Édouard Salier heurte avec viscéralité et décortique la relation fusionnelle qui unit les jumeaux comme le faisait David Cronenberg dans Faux-semblants. L’émotion naît au cœur des tensions et chacun se souvient des promesses antérieures. Car pour celui qui a tout perdu, ne lui reste que le regard attendri de ceux qui l’ont aimé, l’aiment et l’aimeront toujours. Et c’est l’essentiel.

De fait, parce qu’il traite avec justice de l’intimité meurtrie par le destin, Tropic évite le piège et Édouard Salier ne s’embourbe pas dans une pâle copie pétri d’influences. Il rend au contraire hommage de la plus belle des façons à Andrew Niccol et à David Cronenberg en instillant une véritable personnalité à son projet. Si l’on regrette de temps à autre l’absence d’une sobriété bienvenue, on loue la capacité du réalisateur à embrasser pleinement son sujet sans fioritures ni détours et surtout sans œillères.

François Verstraete

Film français d’Édouard Salier avec Pablo Cobo, Louis Peres, Martha Nieto. Durée 1h50. Sortie le 2 août 2023

Laisser un commentaire