Sous l’aile noire des rapaces, la débâcle des douze salopards
Un vieil ami perdu de vue
Relire du Siniac tient de la nostalgie et aussi du plaisir le plus total. Né en 1928, notre homme a d’abord officié à la Série noire avec des ouvrages comme Le Casse-route, Des perles aux cochonnes ou Les Morfalous (dont l’adaptation cinématographique lui a permis d’être à l’aise) qui lui permettent de faire ses gammes. Femmes Blafardes, paru chez Fayard noir en 1981 et L’Unijambiste de la côte 284 (grand prix de littérature policière en 1981) lui ont permis d’obtenir une certaine reconnaissance critique. Des titres comme Carton Blême, à l’humour acide — pour pallier le trou de la sécu, on décide d’octroyer des cartons blêmes, des permis d’être tués, aux mal portants, jugez donc —, lui permettent de rester dans le cœur des amateurs, endeuillés depuis la mort de son confrère et ami Jean-Patrick Manchette. Mais voilà, Siniac claque en 2002 et depuis nous sommes seuls. Les éditions Rivages rééditent Sous l’aile noire des rapaces, paru initialement en 1995 : une bonne occasion de se réjouir, croyez-moi !
« De l’or pour les braves »
Juin 1940, les allemands déferlent sur la France après avoir défait les derniers pôles de résistance sur la Somme et l’Aisne. Parmi les soldats en débâcle, Torgier, un homme déçu par la vie et qui ne songe qu’à sauver sa peau et vite fait. À Paris, un truand sarrois nommé Aberschweiller cambriole les appartements abandonnés par les bourgeois. Il fait son beurre, après avoir dû renoncer à un coup juteux. Survient Labeyrie, une de ses vieilles connaissances, qui lui apporte un tuyau incroyable : la banque de France a oublié d’évacuer deux tonnes d’or qu’elle doit faire convoyer en urgence vers Bayonne. Labeyrie fait partie des convoyeurs et l’idée est de s’emparer de cette fortune ! Aberschweiller accepte de monter le coup, alors que l’armée est en pleine débâcle et que l’exode bat son plein. Ces trois hommes seront bientôt réunis et ne sont pas au bout de leurs surprises (mitonnés par le copain Siniac) …
De l’aventure, de l’humour et du noir
Sous l’aile noire des rapaces est un roman drôle, effrayant et réjouissant. Drôle car Siniac prend plaisir à rassembler une équipe de pieds nickelés dans une France en plein effondrement, qu’il peint d’ailleurs avec une férocité inouïe (rappelons que l’auteur, âgé de douze ans, avait vécu l’époque). Effrayant car la nature humaine en prend pour son grade dans ce roman : soldats, taulards, boches, français, politiques, personne ne ressort indemne du jeu de massacre ! Réjouissant car lire Siniac est un plaisir rare. Déjà au niveau de la langue avec laquelle le divin Pierre s’amuse. Il exhume des mots tombés en désuétude (« moblots » pour gardes mobiles), remplace un adjectif bien trop utilisé par un participe présent qui « sonne » (« ennuyeux » par « ennuyant » et tant pis pour l’académie française). Siniac devait être un désespéré qui se marre doucement, comme Gainsbourg. Il faut le lire, le relire.
Sous l’aile noire des rapaces est un bon exemple de ce talent grinçant qui manque cruellement à la littérature d’aujourd’hui.
Sylvain Bonnet
Pierre Siniac, Sous l’aile noire des rapaces, Rivages, octobre 2017, 384 pages, 7,90 euros