Sur deux films de David Cronenberg : eXistenZ & Spider

Le film de David Cronenberg eXistenZ, sorti en 1999, peut être considéré de deux manières. Certains salueront la constance du réalisateur, la fidélité à ses thèmes, puisque ce film n’est pas sans rappeler à bien des égards Videodrome, tourné au début des années quatre-vingt. D’autres, à l’inverse, et même si l’on admet le principe suivant lequel un grand écrivain écrit toujours le même livre et un grand cinéaste fait toujours le même film, s’étonneront que Cronenberg ait évolué si peu en quinze ans, d’autant plus qu’il convient d’ajouter à Videodrome au moins une autre référence, plus ancienne encore – Rage (1977). Disons que c’est un peu toujours la même quincaillerie, et parfois sans grande subtilité : objets phalliques, mélange d’organique et de métallique, dégradation des corps… Le tout traduit dans des images sans doute bien faites, mais parfois bien peu ragoûtantes.

L’affaire est à la fois très simple et très compliquée. eXistenZ est un jeu vidéo dans lequel, pour résumer, les joueurs ne jouent pas par le biais d’ordinateurs, mais en se branchant directement sur leur système nerveux. Méthode plus directe, certes, mais qui présente l’inconvénient (certains diront peut-être l’avantage ?) de faire qu’au bout d’un certain temps les joueurs (et le spectateur…) perdent pied et ne savent plus s’ils sont dans la réalité ou encore dans le jeu, car le trompe-l’œil est, avec la trahison, l’un des éléments constitutifs de ce jeu, dont les règles ne sont d’ailleurs jamais énoncées.

À vrai dire, on n’avait pas attendu Cronenberg pour se retrouver dans une situation pareille. Ni Calderón, ni Corneille n’avait reçu de console Xbox ou de Playstation pour Noël, mais cela n’avait pas empêché le premier d’écrire La vie est un songe, et le second L’Illusion comique. Seulement, ce qui se passe avec le film de Cronenberg, c’est qu’il est sans doute bien plus « réaliste » aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans – on pourra même le qualifier de prophétique – puisque nous sommes entrés dans un monde où distinguer le faux du vrai va devenir chaque jour un peu plus difficile avec ce machin plein d’avenir qui s’appelle l’Intelligence artificielle. On peut d’ailleurs, à cet égard, voir dans eXistenZ une métaphore du cinéma ou du travail de l’acteur : où se trouve la frontière (si tant est qu’il y en ait une) entre un comédien et son personnage ? Avec cette difficulté supplémentaire – soulignée par Cronenberg – qui est que, qu’on le veuille ou non, chacun d’entre nous joue un personnage dans la vie de tous les jours.

Le combiné UHD 4K/B-r qui vient d’être édité par L’Atelier d’images regorge de nombreux bonus. Trop nombreux peut-être… Ils sont parfois un peu répétitifs (il arrive qu’on retrouve, d’un chapitre à l’autre, les mêmes extraits d’interviews), et si certains d’entre eux contribuent à clarifier le film – la manière dont Cronenberg raconte l’origine de son scénario et son lien inquiétant avec « l’actualité » est particulièrement intéressante –, d’autres ne font qu’ajouter un peu de complication à la complication. Ce sont, pour employer une référence littéraire, des traductions qui ne deviennent compréhensibles que lorsqu’on se reporte au texte original. Mais cela nous ramène finalement à la question centrale de toute histoire : qui suis-je ?

Et c’est bien cette question qui s’impose d’emblée dans Spider, autre film de Cronenberg tourné trois ans plus tard, dont une édition sort aussi ces jours-ci (là encore, combo UHD 4K/B-r, chez Metropolitan Filmexport). Point de chair torturée ou déformée dans cette histoire, puisque, cette fois-ci, c’est dans la tête que tout se passe. Nous suivons les errances, à travers un Londres on ne peut plus “kenloachien”, d’un individu étrange (Ralph Fiennes) extrait (pour des raisons budgétaires) de l’hôpital psychiatrique où il était enfermé pour être relogé dans une espèce de pension Vauquer hantée par des êtres tout aussi étranges que lui, mais d’où il n’est pas interdit de sortir. Fou donc, si l’on veut employer ce terme, mais fou conscient de sa folie, il essaie de retrouver les origines de son mal à travers des souvenirs associés aux lieux qu’il traverse, et dans lesquels il se revoit lui-même enfant. Nous comprenons assez vite que la mort de sa mère a été un élément déterminant dans sa pathologie, mais sa mère et la maîtresse de son père (Gabriel Byrne) sont incarnées par une seule et même actrice (Miranda Richardson), ce qui nous fait soupçonner qu’il y a du fantasme dans l’air ou plus exactement, comme toujours chez Cronenberg, un mélange inextricable entre fantasme et réalité que, n’en déplaise à certains commentateurs, le dénouement ne dénouera pas de façon définitive.

Le film est accompagné de différents bonus, dont une captation de la masterclass donnée par Cronenberg à Cannes en 2002. Le réalisateur explique que, notre mémoire ne cessant de réécrire et de réinterpréter nos souvenirs, et donc de nous fabriquer des moi différents, il y a au moins une once de schizophrénie dans chacun de nous. Remarque extrêmement convaincante, mais qui, si elle illumine Spider, en souligne aussi la faiblesse : le film est fort bien photographié, fort bien interprété et fort bien mis en scène, mais, sous prétexte de nous faire entrer dans les méandres du cerveau de son héros, il a besoin de cent longues minutes pour nous dire ce que Cronenberg résume magnifiquement, simplement avec des mots, en cent vingt secondes.

FAL

eXistenZ, un film de David Cronenberg, avec Jennifer Jason Leigh, Jude Law, Ian Holm, Willem Dafoe. 1h37 . L’Atelier d’Images. Combo UHD4K/B-r et DVD.

Spider, un film de David Cronenberg, avec Ralph Fiennes, Miranda Richardson, Gabriel Byrne. 1h39. Metropolitan Filmexport. Combo UHD4K/B-r et DVD.

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