The Reports on Sarah and Saleem, l’empire des contresens
The Reports on Sarah and Saleem, ou comment les rapports intimes
entre un homme et une femme peuvent donner lieu à des rapports de police qui
sont sans rapport avec la réalité. Sexe, mensonge et idéologie…
N’écoutez pas trop ceux qui s’empressent d’évoquer Roméo & Juliette à propos de The Reports on Sarah and Saleem. S’il faut absolument citer une référence pour ce film du réalisateur palestinien Muhayad Alayan, celle qui, au moins au départ, s’impose vraiment est bien plutôt Le Grand Blond avec une chaussure noire. On se souvient en effet qu’à partir du moment où l’on décrétait que Pierre Richard était un espion — ce qu’il n’était évidemment pas, puisque, Pierre Richard oblige, le « héros » était surtout un ahuri —, le moindre de ses gestes, le plus banal, était vu comme étant lourd de sens. The Reports on Sarah and Saleem est construit autour d’un malentendu similaire.
Au départ, une assez banale histoire d’adultère. Sarah, qui tient un petit restaurant à Jérusalem, est la maîtresse de Saleem, le livreur qui vient chaque matin lui apporter du pain. Elle est israélienne ? il est palestinien ? Oui, et alors ? Les questions politiques et religieuses les intéressent bien moins que les ébats nocturnes auxquels ils se livrent, à l’insu de leurs conjoints respectifs et du reste du monde, à l’arrière de la camionnette du second. Les choses n’iraient pas plus loin si Saleem ne venait mettre un peu brutalement un terme aux tentatives de séduction insistantes exercées sur sa maîtresse, dans un bar, par un autre Palestinien. Jalousie, ressentiment, dénonciation… Pour désamorcer l’affaire et éviter tout scandale, un aîné bienveillant s’en va expliquer aux autorités palestiniennes remplies de suspicion que Saleem, tel James Bond, n’a approché Sarah l’Israélienne que pour faire d’elle une espionne à leur service. Son mari n’est-il pas un officier de l’armée israélienne de qui l’on pourrait tirer, grâce à elle, certaines informations ?
Le mari est bien un officier israélien, mais c’est la seule chose exacte dans toute cette histoire. Tout le reste est pure fantaisie et, comme nous l’avons dit, Sarah et Saleem sont tout sauf des espions. Seulement, une fois que la machine paranoïaque des services secrets, de part et d’autre, est enclenchée, elle ne s’arrête plus et produit cette réalité fâcheusement augmentée qui se nomme, tout simplement, l’absurde. « Quoi que je dise, déclare fort justement à un moment donné Saleem, cela ne fera qu’aggraver mon cas. » All the world’s a stage, sans doute, mais il faut bien comprendre que le théâtre est bien plus dans l’œil (et dans l’esprit) des spectateurs qui regardent la scène que sur la scène elle-même, sur laquelle les acteurs n’agissent guère. Comme l’indique le titre du film, le sujet n’est pas tant les personnages de Sarah et Saleem que les rapports, si aberrants, si farfelus soient-ils, rédigés par différents services de renseignement sur leurs faits et gestes.
Seulement, contrairement à ce qui se passait dans Le Grand Blond, l’absurde ici ne débouche pas sur une comédie. Certes, personne ne meurt au sens physique du terme, mais plusieurs vies n’en sont pas moins brisées. Pour longtemps, sinon à jamais.
Dès lors, il n’est pas aberrant de sortir les Capulet et les Montaigu. Et d’expliquer qu’il serait bien naïf d’imaginer qu’une liaison entre une Israélienne et un Palestinien puisse ne pas avoir des conséquences désastreuses. Précisons toutefois que Sarah et Saleem sont bien plus vieux que Juliette et Roméo et que leur histoire n’est pas exactement celle d’une grande passion. Tous deux pourraient dire pour se défendre, comme Woody Allen dans Le Prête-nom, mais, contrairement à celui-ci, sans véritablement déformer la réalité : « It’s just sex. »
Mais surtout, si l’on envisage une lecture politique de cette aventure – ce que l’entrée en scène de l’armée, des représentants de l’ordre et des services secrets des deux bords oblige à faire —, il convient de la voir comme une métaphore de la mauvaise foi qui est le plus souvent à l’origine des guerres. Allez, il est temps de révéler un secret : The Reports on Sarah and Saleem est un film indubitablement palestinien, mais il dit grosso modo la même chose que bien des films israéliens — on pourrait citer ici par exemple Les Citronniers d’Eran Riklis —, à savoir que les conflits externes sont souvent entretenus pour dissimuler des conflits internes et uniquement pour permettre à de petits chefs de conserver leur autorité. Sarah jette son dévolu sur Saleem parce que son mari, qui ne pense qu’à sa carrière militaire, ne s’occupe plus guère d’elle ; Saleem trouve des charmes à Sarah parce que sa femme, parce que/sous prétexte qu’elle est enceinte, refuse de lui accorder ses faveurs. Mais de telles choses ne s’avouent pas publiquement — on a sa dignité. Alors, on noie le poisson, on dissimule le conflit intérieur (Sarah et Saleem sont simplement des gens déçus par leur propre milieu ; Saleem ne trompe d’ailleurs pas tant sa femme que toute sa riche belle-famille, qui ne fait que l’étouffer et que l’humilier en l’aidant financièrement). Quand le malheur interne n’est pas avouable, on fait diversion : on explique tout en brandissant la menace d’un ennemi étranger sans doute proche géographiquement, mais de fait bien lointain.
Engrenage infernal, puisqu’une information bidon peut, lorsqu’elle est suffisamment répandue, devenir prophétie auto-réalisatrice, mais The Reports on Sarah and Saleem n’est pas un film totalement désespéré. Même si un mensonge en entraîne tout naturellement un autre, arrive fatalement un moment où il y a saturation. Et où la vraie morale se moque de la morale. Autrement dit, où l’art se moque de la politique, puisque, comme disait Paul Klee, l’art rend visible.
FAL
The Reports on Sarah and Saleem. Réalisateur: Muhayad Alayan. Scénario : Rami Musa Alayan. Avec Maisa Abd Elhadi, Mohammad Eid, Kamel El Basha.