Tunnel to Summer : avis sur la ballade des âmes perdues

D’après une légende urbaine, traverser le tunnel d’Urashima permettrait d’exaucer n’importe quel vœu. Mais le sacrifice exigé en retour s’avère terrifiant puisqu’à l’intérieur, le temps ralentit et y passer quelques heures coûte plusieurs années dans le monde extérieur. Un beau jour, Kaoru, un jeune lycéen un brin solitaire, découvre ce lieu mystérieux par hasard. Il entrevoit dès lors un moyen de ressusciter sa sœur décédée. Mais sa rencontre avec Anzu, bien décidée également à arpenter cet étrange domaine, pourrait bien faire vaciller ses certitudes…

Le Japon, plus que n’importe quel autre pays, se plaît à traiter sur grand écran des traumatismes subis par ses citoyens et des craintes enfouies au cœur de sa société, aussi bien en ayant recours aux superstitions locales qu’au fantastique ou à la science-fiction. On pense bien entendu aux Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi, à la saga Godzilla (peur de la bombe) voire à la multitude d’animés consacrés aux robots géants (les fameux “mechas”), incarnant la résilience d’une nation prête à bouter l’envahisseur grâce à sa supériorité technologique.

Et depuis quelques années et une lente prise de conscience, le septième art japonais se concentre davantage sur le malaise d’une population prisonnière de ses traditions et de ses institutions, à commencer par sa jeunesse, éprise de liberté, qui refuse de se soumettre à un morne quotidien. Le cinéma d’animation se penche ainsi sur leur sort par l’intermédiaire du travail, entre autres, de Makoto Shinkai et Mamoru Hosoda. Le média s’est en effet éloigné peu à peu des univers dystopiques d’Otomo et de Mamoru Oshii au profit de fables pour adolescents, ancrées plus que jamais dans la réalité. Un changement de cap amorcé par Satoshi Kon, qui aura prouvé avec Millenium Actress, que le genre avait autre chose à offrir.

Cette orientation est empruntée aujourd’hui par Tomohisa Taguchi avec Tunnel to Summer, premier labeur pour le cinéaste non issu d’une franchise. Il s’était jusqu’à présent attelé à des adaptations de jeux vidéo. Ce détail est loin d’être anecdotique : le réalisateur s’est confronté à Persona, un monde vidéoludique particulier qui s’attarde justement sur les troubles vécus par les adolescents. Voilà pourquoi cet amoureux de François Truffaut avance si ce n’est en terrain conquis, mais au moins avec quelques repères, dans cette période faite de désirs, de doutes, de joies et douleur, celle du passage de l’enfance à l’âge adulte.

Contraction du temps

Concept et instrument prépondérant au cinéma, le temps est redevenu aussi un des rouages essentiels pour bon nombre d’intrigues, pas uniquement pour une question de rythme mais surtout pour un principe de causalité. Si Yasujiro Ozu, Stanley Kubrick ou Andreï Tarkovski aimaient jouer avec lui, jusqu’à épuisement, Christopher Nolan s’en sert désormais comme un outil d’étude ostentatoire à tort ou à raison. Par conséquent, son utilisation par un cinéaste aussi peu expérimenté tel que Tomohisa Taguchi suscitait maintes interrogations.

Élément majeur du script, le temps s’accélère ou ralentit selon les besoins du réalisateur, tantôt grossièrement, tantôt habilement. En outre, sa présence en qualité de pièce diégétique dissimule avec soin un dispositif bien plus élaboré, qui se superpose en plusieurs strates. Ici, l’intérêt ne réside pas dans sa capacité à l’altérer ou à pouvoir rattraper ce qui s’est évanoui au profit de la fatalité. Non, l’important se situe dans sa contraction aussi bien dans la place interdite (une évidence très démonstrative) que dans les moments plus posés, propices à un étalage de savoir-faire assez audacieux.

En point d’orgue, cette scène durant laquelle Anzu attend le verdict de Kaoru ; les secondes s’égrainent pour le public tandis que le jeune homme étudie tranquillement les pages dessinées par son interlocutrice. Un tour de force. Et cet emploi de la mécanique temporelle se révèle bien plus judicieux que les passages bien trop balisés se déroulant dans le tunnel.

Souffrance et rémission

On comprend durant les incursions dans cet endroit magique que la composante fantastique ne préoccupe point le cinéaste, elle ne constitue qu’un vecteur favorisant l’éveil des protagonistes à leurs propres envies. Tomohisa Taguchi se recentre alors sur sa véritable motivation, celle de brosser le portrait de deux adolescents, si typiques et pourtant si singuliers, dans leur détresse et dans leur noblesse. Les blessures subies ne peuvent guérir par un quelconque enchantement et le metteur en scène développe avec grâce leur processus de rémission. Il n’élude en rien le drame qui les a frappés, ne joue par la carte du secret trop souvent utilisé dans ce cas.

Il préfère au contraire qu’ils confrontent la cruauté de leur environnement, avec cynisme, avec violence ou avec dédain. Leur rencontre témoigne d’ailleurs de la subtilité déployée par Tomohisa Taguchi pour introduire une mécanique lyrique tempérée par une froide réalité.  Quand Anzu déclare qu’elle n’a pas de parents, Kaoru rétorque qu’elle a de la chance. Des répliques emplies d’une amertume infinie. Et quand les deux jeunes gens répèteront la scène quasi à l’identique bien plus tard, on saisira toute la richesse romanesque qui traverse le film tout du long. Ou comment le réalisateur capte l’évolution des sentiments en sapant le chagrin qui anime ses personnages.

L’amour après l’avoir perdu

Or, si Tomohisa Taguchi tire bien trop sur la corde sensible dans sa conclusion, trop éclatante pour être honnête, il réussit en revanche à extraire le meilleur du tâtonnement amoureux qui se dégage peu à peu. Obnubilés par leur souhait, Kaoru et Anzu oublieraient presque que leur âme sœur se trouve à leurs côtés. Ils refusent l’évidence, car leur bonheur ne peut pas, ne doit pas passer par une éventuelle idylle. Pourtant, ils s’admirent et se cherchent, se perdant dans leurs hésitations comme on déambule dans le tunnel à la recherche de l’impossible.

Et dans ces instants de tergiversation, le cinéaste affiche tout son talent, aidé, il est vrai par les techniques d’animation, ici propices aussi bien à un tableau coloré qu’à l’effacement des visages à la place d’un simple champ contrechamp. On retiendra bien entendu la séquence de l’aquarium (peut-être le sommet du long-métrage), mais également le feu d’artifice et tout le cheminement qui a précédé, quand Kaoru se rend compte de son erreur et qu’il devrait inviter Kaoru. Même s’ils aspirent à la maturité et que leur innocence touche à sa fin, les protagonistes rêvent d’une alternative différente, un monde dans lequel ils seraient réunis pour de bon.

De fait, tant de candeur nous aide à pardonner aisément la maladresse de l’auteur, si perfectionniste qu’il en oublie parfois que la simplicité prévaut sur des mécaniques maniérées. Et le long-métrage fait mouche lorsqu’il s’intéresse aux atermoiements d’un couple, ceux que l’on a connu, connaît ou connaîtra un jour.

François Verstraete

Film d’animation japonais de Tomohisa Taguchi avec les voix originales de Oji Susuka, Marie Litoyo, Seiran Kobayashi. Durée 1h24. Sortie le 5 juin 2024

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