Le fil invisible du capital, déchiffrer les mécanismes de l’exploitation
Pour Ulysse Lojkine, l’analyse marxiste des rapports entre le capital et le travail demande à être poursuivie : aujourd’hui, le rapport d’exploitation ne se limite pas à la relation directe entre un propriétaire des moyens de production et un prolétaire vendant sa force de travail pour n’acquérir en retour que le moyen de subsister et consommer, sans possibilité de capitaliser. Selon Marx, il cède gratuitement une partie du produit de son travail à son employeur, qu’on appelle le surtravail, qui est à la source du capital.
Un réseau anonyme et anonymisé

Depuis le XIXème siècle, la situation a évolué. « Le capitalisme se caractérise par la dispersion de ses participants, et c’est cette dispersion qui explique l’invisibilité des rapports d’exploitation », nous explique Lojkine. Aujourd’hui, grâce à l’ingéniosité des capitalistes, la situation s’est complexifiée. Par exemple en faisant des salariés… des patrons d’eux-mêmes soi-disant parfaitement libres et indépendants ! On pense ici au phénomène de l’ubérisation. Plus généralement, existe actuellement un réseau de sous-traitances qui invisibilise les rapports d’exploitation. Exemple : prenons un petit atelier de confection marocain tenu par un petit patron qui emploie une équipe de salariés. Il reçoit ses commandes d’une entreprise française qui définit avec lui des conditions commerciales : délai de fabrication, normes qualité, prix… Cette entreprise française dépend elle-même d’un groupe international dont le siège peut se situer à l’autre bout du monde… Si les salariés de l’atelier réclament une augmentation, le petit patron n’y peut rien : son budget est contraint. De même le directeur de l’entreprise française doit mettre en œuvre les directives du groupe international, sous peine d’être démissionné… Ainsi, les rapports d’exploitation sont aujourd’hui distribués dans un réseau mondial inextricable où agissent des entreprises… bien nommées anonymes ! Soit des sociétés de capitaux qui rassemblent des actionnaires qui souvent ne se connaissent pas, l’ensemble étant protégé par le secret du droit des affaires…
Le modèle idéal actuel serait le suivant : à la tête une entreprise qui fait concevoir le produit, détient la marque, organise la communication (elle-même confiée à un prestataire ?), et définit éventuellement les process de fabrication. Presque tout peut être sous-traité ! Ainsi des entreprises comme Nike ou Levi’s ou Apple ne salarient pas d’ouvriers.
Les actionnaires ne sont pas seuls à accumuler les revenus du surtravail. À chaque niveau du réseau, les intermédiaires bénéficient d’une quote-part. Ainsi, directeurs, cadres, commerciaux divers sont intéressés à l’exploitation de leurs interlocuteurs, et ils exercent sur eux un certain pouvoir : non pas par quelque volonté personnelle, c’est juste un effet du système… De même, on pourrait poser que le salarié du Nord bénéficie du surtravail des ouvriers du Sud… Pour Ulysse Lojkine, c’est également ce fonctionnement en réseau qui invisibilise les rapports de pouvoir.
L’exploitation a d’autres sources que la production. Ainsi du crédit : dans leur lutte concurrentielle, les entreprises sont obligées d’emprunter. Alors l’exploiteur est le créancier, bien qu’il ne soit pas propriétaire des moyens de production. Ce qui n’est pas sans effet sur les travailleurs. France Telecom en est un exemple : l’entreprise s’endette pour acheter la firme Orange. Quand l’État français se retire du capital, privatisation oblige, France Telecom est conduit à se débarrasser de 22 000 postes pour réduite sa dette : il fallait que le personnel parte « par la porte ou la fenêtre » a-t-il été dit. On sait que trente-cinq d’entre eux ont préféré se suicider. Économiquement, cependant, personne n’est fautif… sinon la logique capitaliste.
Je passerai sur la rente locative comme sur le crédit aux ménages, tous deux sources d’exploitation et de rapports de pouvoir.
Que faire ?
Que faire pour sortir de ce système, se demande Lojkine ? L’auteur remarque d’abord que les luttes sociales ont permis d’arracher et d’accumuler des droits sociaux que d’autres auteurs comparent à un « capital social ». Le droit du travail limite l’exploitation et la domination patronales. Le droit de grève, le chômage, la retraite rééquilibrent les rapports de force sur le marché de l’emploi. Les services publics, santé, éducation, redirigent une partie des fruits du travail vers les travailleurs. Il estime que ces droits pourraient être développés – alors qu’ils sont constamment menacés.
Pour les théoriciens du capitalisme libéral, au contraire, le marché harmoniserait spontanément les rapports entre les divers acteurs. Friedrich Hayek pense que, grâce à la fixation des prix, le simple jeu des négociations entre les acteurs se rééquilibre de lui-même… Il reprend donc ce que, sur un mode quasi-mystique, Adam Smith appelait « la main invisible » : c’est dire que le néolibéralisme est dans la droite ligne du libéralisme classique. C’est dire aussi que la justice serait immanente ! Les lois contraignent, elles sont injustes et néfastes : elles briment la liberté du marché. Voilà pourquoi, selon Hayek, toute intervention politique nous conduirait à la ruine, sur la route de la servitude. L’histoire a démontré le contraire : l’État chinois a su mettre au point un capitalisme politique aussi florissant que le capitalisme libéral.
L’auteur imagine un moyen terme entre libéralisme et totalitarisme. La question clé serait de coordonner le réseau des acteurs, que d’aucuns appellent le marché. Il s’agirait pour lui de penser « un ordre complexe, obéissant à la forme impersonnelle et universelle du droit, qui ne soit pour autant celui du marché, dans le prolongement des droits sociaux ». Il suppose que, dans un système socialiste, des algorithmes non marchands, ignorant les prix, pourraient ordonner les relations des acteurs économiques… Vaste programme ! Mais par quels moyens, au gré de quels rapports de force ?
Ulysse Lojkine est post-doctorant en philosophie et en économie. Ce livre est adapté de sa thèse. Ses recherches portent sur les concepts d’exploitation et de pouvoir appliqués au capitalisme contemporain, ainsi que sur l’histoire des pensées marxiste et post-keynésienne. Il a publié avec Aline Vincent une présentation de Rosa Luxemburg : Découvrir Luxemburg (Éditions sociales, 2021).
Jean-Claude Liaudet
Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capital – Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, postface de Cédric Durand, La Découverte, avril 2025, 250 pages, 21 euros