Vers l’abîme, le roman visionnaire sur l’Allemagne de Weimar

Faut-il présenter Erich Kästner aux anciens et aux nouveaux enfants ?  Que celui qui n’a pas fait ses délices d’Émile et les détectives, du 35 mai ou Konrad chevauche sur les mers du Sud (2 euros sur eBay) et de  Das Doppelte (la double) Lotte,  paru en français sous le titre de Deux pour une, se signale. Plus exactement, qu’il coure sur le champ chez son libraire, cesse de médire de la littérature enfantine et d’encenser Charlie ou la chocolaterie…  Pour ceux d’entre vous qui auraient vu la version cinématographique de 1931, scénarisée – excusez du peu – par Billy Wilder, il faut que je vous dise que le petit Emil, Hans-Alexander Löhr, a trouvé la mort sur le front russe.

Kästner donc, pour revenir à lui, compose des livres qui émancipent autant qu’ils divertissent. Aussi sans jeter le moindre regard sur la quatrième de couverture, ai-je acquis le revenant comme on accueille avec une joie mêlée d’inquiétude un ami de longtemps perdu. Valse avec un chef-d’œuvre, un soupçon d’Aguéev, Roman avec cocaïne, mâtiné d’un solide sens du grotesque et de la caricature, étayé par un redoutable savoir-faire.

Vers l’abîme. 1931.  A grands pas, les Allemands, tôt rejoints par l’Europe et le monde, se pressent vers le désastre, à peine retardés, en leur course au malheur, par les grandes voix qui leur murmurent « Demeure un homme, malgré tout » avant de devoir écrire collectivement Si c’est un homme. Vers l’abîme, à l’instar de Quoi de neuf, petit homme ?, des poèmes du jeune Bertolt Brecht et de l’œuvre de Heinrich Mann, appartient à une espèce particulière d’ouvrages qui semblent s’être donné pour tâche de réconcilier le lecteur avec le premier stasimon d’Antigone :

Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grandes que l’homme. »

Et quel homme ?

L’homme, à qui sa cité manque, l’homme bafoué, humilié, martyrisé, affolé, condamné à la misère, à la clochardisation, à la honte, la prostitution, au crime et enfin au suicide.  Cet homme-là mérite nos éloges simplement de demeurer homme. Le lecteur s’ébahit du pouvoir qu’eurent certains auteurs de composer, au moyen de l’exact matériau dont le caporal H., secondé par sa meute vautrée, usa, de telles œuvres. Ici, l’instant de la décision, la représentation que l’homme se fait de lui, ce qu’il exige du monde, paraît le maître d’œuvre de la tragédie politique. Ni les circonstances ni le destin ne conduisent le monde. Seul le caractère. Lâche ou vertueux, courageux ou pleutre, dans l’adhésion à la vie ou à la mort, tel se présente l’homme au tribunal de l’Humanité. Solon déjà, père des Législateurs, proposa qu’en cas de guerre civile, seuls les hommes qui seraient demeurés en dehors fussent jugés. La loi, est-il besoin de le dire, ne fut jamais appliquée. Sans doute, la cité craignait-elle de se rendre coupable de populicide.

 

Vers l'abime de Erich Kästner

 

Vers l’abîme connut en son temps d’infimes honneurs. Celui d’être caviardé pour pornographie et insolence par un éditeur aussi courageux que couard, comme d’ordinaire le sont ces sortes d’animaux, et celui de se voir, en direct et en première ligne, autodafié par les nazis. Rare mérite, Kästner n’était ni juif ni communiste, pas même étranger à l’heilige Heimat du temps. On raconte que Kästner aurait assisté à cet autodafé et on sait qu’à l’instar de l’immense Fallada, il choisit, quoique riche et libre de se réfugier en Amérique, de partager la souffrance de son pays. Kästner était un Dresdois de souche, ancien combattant de la Grande Guerre, qui en revint le cœur malade au propre comme au figuré et une furieuse envie de vivre, de réussir, de marquer les consciences de son temps par de belles et hautes œuvres. Acmé atteinte, rêve cueilli avec Vers l’abîme, roman parfait à qui son lecteur ne désire ôter, ajouter, raturer aucun mot, aucune phrase.  Admirablement construit, je ne sais de roman dont la chute -métaphore de sa vie, toute vie de moraliste et d’humoriste -, paraît plus réussie.  A la fois inattendue et logique. L’évidence du talent.

 

Un roman ne saurait être une urne funéraire où déposer ses idées, mais avant toute chose, une expérience littéraire. »

 

Le roman au service de la morale !

De quoi dégoûter un pays adorateur de Céline, d’Audiard et de Blondin, un livre à faire pâlir de jalousie Michel Houellebecq. Dans ce faux  « roman objectif », composé à main forte et non à patte molle, tous les ingrédients du corpus houellebecquien sont présents, le lien unissant dérèglement sexuel et monde en perdition, déclassement et inutilité patente des études de lettres et de philosophie pour gagner son pain et résister au temps… Quoiqu’en pense l’édition française contemporaine,  un roman ne saurait être une urne funéraire où déposer ses idées, mais avant toute chose, une expérience littéraire, nécessitant le choix d’un mode de narration, un registre d’énonciation, peut-être surtout une capacité à faire vivre des personnages et non à promener son moi sur les remparts de Varsovie ou de Romorantin.  Kästner, qui a beaucoup écrit pour la scène, le cabaret et même l’opérette, excelle à l’exercice. Désormais Jakob Fabian et Stephan Labude s’imposent plus nettement que nos familiers au ciel de nos mémoires. Dithyrambe obligé. Pas un personnage, même secondaire, qui n’apparaisse avec si belle intensité, comme ombre portée dans l’éclat du désastre.

Hommes et femmes dans la déroute berlinoise. Cornelia Battemberg, l’alter ego en lucidité, nettement – question de genre ? — plus pragmatique ; l’incroyable Irène Moll, démente ou raisonnable ? La nymphomanie, hors des manuels de psychiatrie, a peu délié les plumes et le portrait qu’en ose Kästner confine au génie. Tant d’autres : celui de la sculptrice Ruth Reiter. Lecteurs de Spengler, passez votre chemin ! L’art contemporain se présentait déjà en 1931 comme une antichambre de l’Enfer, à la fois porcherie et asile d’aliénés où se pratiquaient, tristement vivace, la luxure et l’escroquerie et où régnait la misère, mal travestie en manifeste futuriste. Mis à part dans Bleu comme le ciel de Murakami Ryu, Murakami le Grand, le Punk, jamais la peinture de la souffrance liée à la prostitution et à la débauche n’a paru plus dépouillée de clichés. Amateurs de poncifs et amants du naturalisme, passez votre chemin, vous médiriez du roman expressionniste où l’incongru est roi du monde comme il va.

 

Vers l'abime de Erich Kästner

 

Dans cette galerie de personnages secondaires, je conserve une affection particulière pour celui du clochard berlinois, ancien ingénieur placé sous tutelle par sa famille pour avoir reconnu la justesse de la cause des  luddites  et qui pourtant, chaque jour et chaque nuit, seul dans Berlin lui aussi, dessine encore des machines qui arracheront à l’homme son outil de travail et partant sa dignité. Selon Kästner, toute personne, susceptible de demeurer normale dans un monde déraisonnable, encourt mépris. Point d’orgue du roman, la scène, — ô pardon le chapitre ! —,  entièrement censurée lors de sa parution où nous nous égayons de voir nos  héros se livrer à une séance d’agit-prop dans un tramway sous l’œil consterné des futurs laudateurs et sujets à l’avance consentants. A tout et surtout à n’importe quoi, fusse un Reich millénaire, une dystopie à la Wells, auteur que Kästner affectionnait tout particulièrement, ou d’un Paradis pour tous les prolétaires.

Le charme de Fabian et de Labude tient à leur ressemblance avec n’importe lequel d’entre nous. Deux thésards abrutis d’idéal (l’un s’est échiné sur Kleist et l’autre sur Lessing), l’un bosse dans la publicité – poste dont son insolence le fait virer, le condamnant à devenir un des millions de chômeurs berlinois – l’autre, victime d’un innocent canular, ourdi par un homme du ressentiment, se suicidera, portant une fois encore la fable au rang de métaphore, puisque lecteurs de Nietzsche et spectateurs de notre temps, nous avons vu sortir du bois tous les minables, prêts à s’allier à n’importe qui, pourvu que de leurs échecs tous se voient vengés ! A ce genre de détails se mesure la dangerosité d’une époque !

Il est bon de lire Kästner, quand même vos amis minimisent la passion Soral-Dieudonné, préférant se focaliser sur les « vrais ennemis » ! Bon aussi de le lire, quand ces mêmes amis se pâment devant les délires de départ dans l’espace, terminus ad quem, destination finale prétendument obligée d’une humanité coupable. Forcément….  Las !

Les vrais ennemis ne sont rien sans le ressentiment des masses qui les porte au sommet ! Rien sans l’acquiescement complaisant aux folies des docteurs Folamour et leurs vassaux utiles, ces sots qui se voudraient intelligents de préférer, réalistes, leur temps à une certaine idée de l’homme.  En l’absence d’aquoibonisme et de nihilisme, aucun brouet sanglant ne parvient sur nos tables pour nous empoisonner ; comme il n’est de tyrans, sans consentement à l’abjection. Walter Benjamin aurait servi non pas de modèle intégral – aucun romancier digne de ce nom n’élit un seul modèle – mais de modèle partiel au personnage de Labude, nous condamnant à voir dans la conjuration des médiocres, le fin mot de nos maux.

 

Hybride de grotesque et de réalisme, Kästner a composé en 1931 l’exact livre de notre temps. Pour nous, « en amour et en abjection », Kästner aura cauchemardé notre avant-guerre, celle que depuis le massacre des Charlie, ébahis, interdits, sidérés, nous subissons, en impuissance et en tristesse.

 

Sarah Vajda

 

Erich Kästner, Vers l’abîme, traduction de l’allemand par Corinna Gepner, 10-18, septembre 2017, 312 pages, 7,80 euros

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