« La Vie devant soi » de Romain Gary mis en image par Manuele Fior
J’ai sous les yeux une édition illustrée soignée, papier à caresser, typographie d’excellence, de La Vie devant soi, un chef-d’œuvre parallèle, signé Ajar où Roman, le petit youtre de Wilno devient Momo, l’arabe de Belleville et Mina, la vieille ringarde, Rosa, Madame, s’il vous plaît, une vieille pute qui « avec ses cent kilos aurait mérité un ascenseur… » Seulement, la vie se fiche bien des mérites qui compose pour chacun sa version particulière du Malheur indifférent.
Ecriture blanche ou mélodrame, à la fin du conte, personne ne se souviendra de nous quand nous serons morts, et les gamins sensibles, chacun à leur manière, toujours se sentent appelés à réécrire Les Misérables. Reste à parcourir le chemin qui sépare le lecteur de l’auteur, celui qui subit de celui qui réenchante le monde, le monte, le démonte et le remonte, pour que rien ne meure tout à fait.
Madame Rosa finira dans son « trou juif », l’exact lieu où l’amour de Mina avait empêché son fils de crever. On ne dira jamais assez l’importance de Romain Gary, la place qu’il a vocation de tenir. A mi chemin entre Hugo et Peter Handke, la faute à l’inflexion slave, minoritaire née, son œuvre constitue le meilleur des remèdes contre l’analphabétisme et le plus beau présent que l’on puisse faire à un enfant de 10 ans.
Avant que les professeurs ne le gavent de « Moraline » en tube et que l’actualité ne les désespère tout à fait, avant de rencontrer les faiseurs d’opinions, militants, pasteurs et commerciaux c’est tout un, l’enfant découvrira que la vie est faite pour être racontée, montée comme au cinéma et qu’on peut revenir en arrière, sans prendre le temps de réécrire La Recherche du temps perdu. Simplement se souvenir des moments heureux, des mains tendues et non des mains qui giflent, aiguiser son regard à percevoir l’infime, le presque rien et le je ne sais quoi. Je ne sais, moi, que Romain Gary qui ait été capable de l’offrir au moins prévenu de ses lecteurs.
Père et repère, impair et passe, où le réel trépasse, la littérature se fait surface de réparation
Tous les livres de Gary racontent la même histoire, celle de la pauvre Mina qui n’avait été que figurante dans la comédie de la vie et s’était écrit sur le dos de son fils un rôle enfin à sa mesure. Chaque homme dans sa nuit — comediente ! tragediante ! — : Monsieur Hamil, qui était si vieux qu’il avait oublié le nom de Djamila, qu’il avait tant aimée et ne se souvenait que de l’avoir aimée ; Madame Rosa, que son grantamourpastoujours avait livré aux Boches et qui n’en était jamais revenue — Gary non plus d’ailleurs. Le motif réapparaîtra dans L’Angoisse du roi Salomon — et qui crèverait comme crèvent les juifs de peur qu’ils reviennent et que ça recommence et ça recommencerait ; Youssef Kadir, proxénète de son état, jaloux et assassin, à qui Madame Rosa fait croire, à sa sortie de l’asile psychiatrique, que son fils Mohamed a été confondu avec l’enfant Moïse. Le pauvre père en tombera raide mort, comme pour instruire ce fils qui le retrouve et le perd au même instant des puissances conjointe de la haine et du sentiment d’appartenance ; le merveilleux docteur Katz, médecin des pauvres, la figure du père absent « Si j’avais eu un père, j’aurais aimé que ce fût lui » ; normal, il porte le nom pas encore russifié de Kacew.
Père et repère, impair et passe, où le réel trépasse, la littérature se fait surface de réparation.
Lola, la travestie sénégalaise, ancien champion de boxe, « pas en règle avec les lois de la nature » s’en défausse à coups de rasoir, de fards et d’artifices ; Monsieur N’Da, maquereau et sapologue de son état, de soie rose superbement couvert … le monde s’offre à l’enfant comme un zoo humain, un barnum de freaks dans lequel surgit, subreptice, Nadine, la fée blonde de la rue de Ponthieu, pas une pierreuse qui monte les escaliers de la misère mais une rapsode, qui circoncit le réel et le métamorphose en symbole et en fable, flanquée de beaux enfants « tellement blonds qu’ils ont l’air neuf ».
Donc je ne suis pas censée écrire le tombeau de Gary, seulement donner un avis non autorisé sur le travail éditorial de Futuropolis et de son illustrateur Manuele Fior et voilà que j’en suis, indécise, empêchée. Les dessins sont beaux mais dans sous ce sépia suranné, je ne reconnais même pas le Belleville des années 60. Alors celui des années 78 ! Décoloré. La sobriété dément la criardise, le baroquisme du texte ne laissant place qu’au chant profond de l’enfance mutilée. Certains portraits sont magnifiques, particulièrement celui de Monsieur Hamil qui ressemble tellement à mon ami Al Amin, d’autres, celui du père de Mohamed… ça et là, des visages, des expressions, des silhouettes…
Fior fait du texte le ban-titre d’un film muet. Pourquoi pas ? Le parti-pris en vaut un autre. Il aura voulu ne pas se montrer redondant, saisir l’âme, la tendresse des pierres4, la tristesse des choses, des gens. Je sais qu’il ne faut pas renchérir, seulement peut-être harmoniser fond et forme, récit et image, atteindre à la perfection d’Hugo Pratt et à celle de Jean de Brunhoff dans un autre genre. Le texte est de 1978, l’illustration de 2017 et le lecteur se retrouve plongé entre les années 30 et 50, à ce parti pris, tirant trop vers l’autobiographie, je ne parviens pas à adhérer. Peut-être trop intelligent, jusques à cette vignette en haut de page évoquant Copperfield. Car enfin ce qui distingue Gary des purs mélomen tient à l’hybride, à ce que les Grecs nommaient poïkilia, qualité ou défaut consubstantiel à l’émigré et évidemment à l’humour.
Il y a autant de John Kennedy Toole et de Gogol que de Dickens chez Ajar qui élit la forme du roman comique quand le lecteur, par l’efficace du dessin, se retrouve plongé dans une mélancolie plus proche de la saudade que des Saturnales verlainiennes. Gary, c’est là ce qui fait son plus grand charme, est autant français qu’il est russe et juif, aussi son imaginaire ne saurait se restreindre à si peu de couleurs, en un mot comme en cent, être aussi vénitien que celui de Manuele Fior qui, je me répète, a beaucoup de talent, qui s’est évertué à dessiner ce que voit un enfant de quatorze ans, persuadé qu’il en a dix (Madame Rosa a si peur de le perdre qu’elle lui a menti sur son âge et a même falsifié les papiers pour que son salaud de père ne puisse jamais le reprendre) des stéréotypes mais il ne les outre qu’avec peine, se refusant au grand guignol et à l’outrance, le copyright . Surtout, il a choisi de rendre l’âme du livre, un cafard noir de mine : de guider son lecteur, au lieu de lui laisser loisir de se faire son opinion, risquer de mélire ce chef-d’œuvre en n’y voyant qu’un récit pittoresque. Ce qu’est est aussi par instant ce voyage dans des Bas-fonds où un enfant côtoie ce que, jamais, enfant ne devrait voir : ce qui ne devrait, dans un monde moins inhumain, pas exister.
Fior n’aura péché que par délicatesse et j’avoue que si j’ai adoré relire ce livre en grand format, je n’étais peut-être pas le bon cœur de cible et je prie ici les éditions Futuropolis d’agréer mes plus vifs remerciements pour l’envoi du livre et d’accepter avec mes plus franches excuses, la confession de mon incapacité à voir le monde en noir et blanc autrement que dans un film d’art attaché à saisir les visages. Chez Gary l’hypocondriaque, le corps est tout, dont le noir et blanc atténuent, le déplaçant dans le temps, l’impact. Surtout Fior a choisi de déméditerraniser Belleville quand moi, dans les années 60 justement, avant les voiles et les burqas, j’y retrouvais l’Orient et croyais, quittant ma chère Place des Fêtes où à chaque angle de rue, je croyais voir surgir Gabin, Carette, Jean Pierre Aumont et Michèle Morgan, m’embarquer chaque jour pour Alger, Tunis ou Rabat, sans devoir prendre aucun bateau, soudain hantée – l’azur l’azur – de soleils, d’odeurs et de tentures brodées de fils d’or à la recherche insatiable de robes couleurs du temps.
Pour l’ancienne gamine de Belleville, La Vie devant soi avait autant saveur de miel que fumet de la déchéance. Il y a du Fellini chez Ajar, de l’obscène, de l’innommable, du grotesque, qu’atténue grandement l’étrange décalage temporel qui déporte 1978, l’année où la rue parisienne rutilait de couleurs, dans un film d’avant-guerre recolorisé à la hâte.
Sarah Vajda
Manuele Fior, d’après le roman d’Emile Ajar (Romain Gary), La Vie devant soi, Futuropolis, novembre 2017, 232 pages, 26 euros