Qui a dénoncé Nakache ?
Tout le mérite de l’ouvrage tient au génie – le secret de Pourcher ! – d’avoir, du plus odieux et désagréable matériel qui se puisse, tiré un livre purement jubilatoire. A partir des archives politico-judiciaires de la véritable belle époque : celle où, pour le bonheur et l’effroi de son lecteur, l’historien revient toujours – Laval vu par sa fille, Le radio-traître, consacré à Hérold Paquis qui fut la voix de la Collaboration, L’exil des collabos, Le journal de Josée Laval, il offre à son lecteur le nécessaire post-scriptum de son formidable Brasse papillon, le roman d’un collabo[1] qui mettait en scène l’étrange Jacques Cartonnet, rival de Nakache. Ici, la patience de l’archiviste, accotée à un art du montage à faire rougir Mikkel Nielsen[2] , fait de lui le plus certain et le plus désabusé spécialiste de la période.
Le nageur et les collabos

L’affaire Nakache – qui de ses rivaux au chronomètre a dénoncé le gêneur ? – se fait ici prétexte à suivre, une fois encore, les rhizomes du monde merveilleux où les Boomers, heureux Boomers, si décriés aujourd’hui, devaient naître et grandir : un gigantesque cloaque dont les collaborateurs-vedettes Sartre-Beauvoir-Céline-Genet seraient les maîtres à penser et à désespérer. Opération réussie.
De Nakache à Ilan Halimi, pas d’autres coupables que l’esprit français : ce délicieux mélange de servilité, de passion bureaucratique, d’amour de la canaille, de gourmandise de l’insulte et d’exaltation du sport et de la violence. Bagatelles pour un massacre, assassin si beau qu’il fait mourir le jour, morale de l’ambiguïté ou liberté croissante sous la férule, sans oublier l’hypostase du divertissement – Paris sous l’occupation et sous la caméra de Minelli (Les quatre cavaliers de l’Apocalypse) ou aux lendemains du Bataclan est toujours une fête.
Chez les miliciens, superbement mis en scène et perspective par Pourcher, le goût de l’Happy Hour domine déjà. Il s’appelle apéritif, qui se prolonge dans la touffeur des nuits toulousaines. Le faible, toujours, a besoin d’alcool festif après le turbin, le match ou la compétition. D’argent aussi. Le pain est cher au marché noir. Hier comme aujourd’hui, toute autre fierté que le spectacle d’un Français sur le podium, refusée au misérable, la figure du milicien revient : c’est le beauf de Cabu qui plussoie au lâche assassinat d’une rédaction, se nourrit de la même violence et se pâme devant l’ardeur sacrificielle des beaux soldats du Val Allah. En checchia, voilé ou tête nue, tatoué ou pas, champion de MMA, construction de la salle de sport ou frêle bourgeoise des beaux quartiers, par l’odeur de la testostérone, alléchée, un beauf reste un beauf : celui que la promesse d’un bonheur immédiat, au diapason de la propagande-qui-dit la vérité, attire comme excrément le chien, son animal favori.
A tous mes amis et chers confrères qui s’étonnent de ma passion pour l’époque, je recommande la lecture de ce fabuleux document qui, sans nécessiter aucun commentaire, dessine la cartographie de l’Imprescriptible (Jankélévitch en exergue du livre) et de l’Innommable. Godot ne viendra plus. Les enfants des bourreaux et des lâches ne cesseront d’adorer leurs aïeux : papa-maman-la bonne et l’Occupant. Ce dernier peut changer. Le Français a nécessité d’une cause pour affronter l’Ennemi intérieur, le même toujours, prétendument aux commandes, qui comme chiendent, à chaque printemps, revient, victime sacrificielle à jeter à la face du désordre, à la gorge d’un pays d’enfants gâtés, livrés à la violence d’un monde, chaque jour plus pathogène, en dépit d’une propagande à laquelle la technologie offre un champ d’action inespéré.
Désagréable matériel ? Le texte des circulaires des Préfets, des chefs de la Sûreté du Commandement allemand, sans oublier celles de Vallat, Commissaire à la question juive, n’ont en effet rien de glamour, pas plus que les lettres de dénonciation et les menaces de mort. Plutôt que d’abrutir son lecteur en dessinant en noir et blanc ou or et noir, les figures de Nakache et de Cartonneret, dit Carton, sur une BD à destination des collèges, ce Qui a dénoncé Nakache plonge, sans aménité, son lecteur dans le bourbier administratif de l’Occupation où la svastika est bel et bien une araignée rouge gorgée de sang, tissant, sans vergogne, sa toile dans chaque recoin de l’Europe occupée et condamnant les pauvres jeunes Français à se faire miliciens et sycophantes pour éviter le STO qui les éloignera de leurs familles tant aimées et leur donner l’illusion d’exister encore sous la botte.
Des pauvres types pour la Milice
Peu d’idéologie, de conviction, de noblesse dans les engagements des uns et des autres. Lacombe Lucien constitue l’idéal-type du jeune Français de l’an 40 et des suivants. Sans passion et sans haine, devenir assassin. Vu d’un commissariat que le monde est laid et toute la science des âmes, jamais, de cet effroi, ne viendra à bout. Là, que ce livre est bon à lire et à relire comme un roman d’Ellroy ou de Lehane ou une Agatha Christie, qui dit la misère absolue du lâche, sa honte chevillée au corps et son enrôlement dans les brigades de la mort, à quelque place que ce fut.
Cartonnet a admiré Nakache, comme tous les gars des clubs où il s’est entraîné mais juif, l’Algérien devint gênant, à l’heure où, abolition du décret Crémieux l’exige, le champion de France cesse d’être Français.
Les partisans de la version mano a mano, duel au soleil toulousain entre deux géants nautiques, peuvent passer leur chemin.
Tant et tant de coupables potentiels ! Du beau linge, des hommes honorables. Aussi, l’occasion pour le lecteur de découvrir le nom et le parcours de Roger Foucher-Créteau, créateur des légions anti-axe et coordinateur du Cahier-souvenirs de Buchenwald, paru sous le titre d’Écrit à Buchenwald à la Boutique de l’histoire en 2001[3].
Aux yeux des Allemands et des autochtones, ces pauvres gens, qui pour tout poème, n’ont que le chant de la race en eux et comme drapeau l’oriflamme des défaites renouvelées, Nakache devient coupable, juif, de souiller les bassins de France et de voler des victoires aux nageurs allemands. De surcroît, au gymnase dont il avait la charge, il entraînait – crime suprême – des membres de l’armée juive[4], sans oublier son affiliation aux “légions anti-axe”. La gestapo préféra l’accuser – juif au nez et aux doigts crochus – de trafic d’or et de diamants !
Ses ennemis sont Légion. Les raisons de le mettre à l’écart ne manquent pas. Celles d’ajouter sa femme et sa fille, Annie, deux ans, au palmarès de la honte, une autre histoire. Humaine, trop humaine. Aucun crime ne requiert de témoins et rien de pire – pour les bourreaux et leurs victimes – qu’une solution finale interrompue.
Dénoncer
En effet, avec son récit de l’arrestation de Nakache et des siens, Pourcher construit le paradigme de la solution finale à la française : cet impur mélange de bonnes et de mauvaises intentions.
Vincent Pallard, père de Roland Pallard : déposition déposée au siège de la 8e brigade régionale de police de Sûreté de Toulouse auprès du commissaire Charles Goudou :
Au moment des championnats de France de natation le 13 août 1943, des incidents se sont produits à cause du sieur Nakache qui est de race juive. On avait conseillé à Nakache de ne pas participer à cette épreuve, ce qu’il fit. Pour marquer leur sympathie à ce sportif ou pour une autre raison que j’ignore, les nageurs toulousains s’étaient solidarisés et avaient refusé eux aussi de participer à la compétition. Mon fils, Pallard Roland, n’avait pas suivi le mouvement et avait pris le départ des épreuves malgré les menaces de mort qui lui furent faites sous formes anonymes. Je vous remets les lettres anonymes qu’il reçut à la veille des épreuves et vous signale que la plupart des nageurs toulousains reçurent cet écrit
Anonymes ? Pas tant que cela puisque qu’elles émanaient – l’enveloppe faisait foi – de la Légion française anti-Axe.
D’un sportif jaloux à la dénonciation d’un acte de résistance, le pas est vite franchi… mais quelle autre efficacité avaient eu ces lettres ? Seuls, les nageurs, qui jugeaient révoltante l’exclusion de Nakache, s’abstinrent de nager, quand les autres, trop heureux de voir si rude concurrent écarté, plongèrent avec délices dans le chlore de la gloire sous les sifflets et la bronca d’un public, venu voir son idole.
Rien que pour la tortueuse histoire de cette Légion, ce groupe de résistance jamais homologué comme tel, ce livre est salutaire.
Ami de la très jolie Corinne Luchaire et du trouble Cartonnet, André Foucher-Créteau n’a guère servi la cause de son frère Roger, journaliste et fondateur du groupe, pas davantage la mémoire de son père, mort en Allemagne et de Jean, un autre de ses frères, lui aussi arrêté. Double jeu ? Irréalisme ? Sottise ou mauvaise foi ? Qui dira ? … L’amateurisme ne paye pas toujours mais obscurcit, s’il en était besoin, tout jugement sur la période.
Et que dire du “carnet de cuir noir”, dont l’identité du propriétaire demeure inconnue, trouvé par Pourcher aux archives départementales. Des noms. Tous sans exception, noms de Français, des montants de chèques, des adresses, dont celles de Foucher-Créteau. De Fossati, secrétaire général du centre d’études économiques, fréquenté par Benoist-Méchin, Xavier Vallat et Guillaume Sordet, directeur de l’agence Inter-France ; Cartonnet encore lui, Pierre Frank, directeur de théâtre… des listes de nageurs – femmes et hommes -, les noms de Simon Douce, Marion, Pucheu, Lehideux, collaborationnistes notoires, celui d’AlbertPréjean qui avait fait le voyage à Berlin en compagnie de Danielle Darrieux, Viviane Romance et quelques autres. Surtout, le nom du colonel RÉMY suivi du signe = et du nom CARTONNET.
Trop habitués à l’extase des statistiques, les Français de 45, israélites ou autochtones, comme ceux des années suivantes, ne cessent de se glorifier du peu de juifs effectivement disparus. Tarte à la crème de la réconciliation nationale, si nécessaire aux lendemains de la plus honteuse des périodes ! Nous savons aujourd’hui, qu’en absence de débarquement allié, la France aurait pu fièrement se proclamer judenrein et que tous les efforts des braves gens, ceux que l’on dit “justes”, n’auraient servi à rien, tant l’administration française avait donné la main jusqu’à ce que – bataille de Stalingrad oblige – chacun, sur le tard, se fasse vichysso-résistancialiste. Tout le monde n’est pas, loin sans faut, taillé dans l’étoffe qui fait les Jean Moulin. Seule, la chance, par exemple, n’avoir pas terminé un costume pour un officier allemand, avoir quitté à temps le territoire ou jouir d’une sûre cachette, sous la haute protection d’un ami au-dessus de tout soupçon, permettait de survivre.
Tout le reste est littérature.
Mais au fait, qui donc a dénoncé Nakache ?
L’entreprise collaborationniste en son ensemble, du sommet de l’Etat au plus zélé et obscur de ses salariés. Chacun, à sa place, ignorant ou feignant d’ignorer le but de l’entreprise. Pas la banalité du mal, juste sa connerie. Nakache n’est plus que “le nageur juif”, “le champion israélite” ou le nageur de race juive “
Si Cartonnet n’est pas vraiment ce qu’il convient d’appeler un ami du genre humain en général et des juifs en particulier et qu’il a bien mérité sa condamnation à mort pour intelligence avec l’ennemi, rien ne prouve sa culpabilité directe en cette affaire. Milicien, il appartenait certes au parti qui avait contribué à exclure Nakache et les siens du registre de la paroisse morte mais la légende dorée du combat de catch : Ange blanc contre Force de la mort, ne tient pas. N’en déplaise à ses thuriféraires, les biographes autorisés de Nakache.
Le poison du système joue sa partie dans la tragédie de chacun, comme il a contribué au processus de destruction psychique d’un pays, auguré par la jolie fête des Fédérations. A toute révolution succède une terreur – populicide vendéen, tentative d’extermination des maîtres d’hier tôt suivie par l’épuration des Camarades. Le juif et le noir, en dépit des décrets légaux, demeurent qui, des créatures du diable et qui, des mânes économiques d’une si haute importance que la loi mérite d’être violée, pour le profit général. Les vies de Toussaint Louverture et du capitaine Dreyfus en portent témoignage.
Au pays réel, un youpin ou un nègre, même morts pour la France, demeurent corps étranger à la Nation, comme le Riche – philanthrope ou ami des humbles – par essence, un oppresseur et donc un ennemi. Si, à cet état de fait, le sort ajoute un maître chanteur étranger, l’idée de préférence nationale fait force de loi. Champion de France ou simple citoyen dénaturalisé, le destin de Nakache était scellé depuis le 17 juin 1940 – jour de honte nationale – et à moins de ficher son camp en terre non nazifiée, il risquait sa vie, celle de Paule et d’Annie, sa femme et sa fille, qui n’en reviendraient pas.
Nakache est arrêté moins de deux jours après l’attentat survenu avenue de Muret contre un tramway – ligne 12 – qui transportait des Allemands, le 19 décembre 1943 à 22h 30. Pour cinq Allemands morts, soixante juifs sont arrêtés. Le ratio établit la valeur d’usage.
Le matin du 21 décembre, à l’instant où il ouvre la porte du gymnase, Nakache est arrêté. Nul ne sait par qui. Allemands ou Français ?
La liste des délateurs potentiels est longue : Cartonnet évidemment, les Pallard père et fils, Serge Krotoff, assez joli personnage qui passa de la marine marchande aux Affaires juives puis à la Waffen SS française et finit, soldat perdu, exécuté en 1945 par des membres de la division Leclerc ; Marc Laporte, étudiant vétérinaire, Christine Maffre, les Loubriat et leurs indicateurs… Quand le bassin se fait marigot !
Reste le formidable labeur d’Yves Pourcher, ce job de Titan et l’indicible et non démenti plaisir de séjourner encore dans les eaux bourbeuses de Vichy.
En filigrane toujours, la question du loisir en temps d’occupation – sport, cinéma et théâtre ne s’étaient jamais si bien portés. Dame, fallait bien remonter le moral des Français ! Les gars d’Ménilmontant sont toujours remontants/ Même en redescendant /Les rues de Ménilmuche ; Ô mon païs, ô Toulouse, ô Toulouse… Pas seulement la capitale de la résistance juive, la ville qui avait livré Nakache à ses bourreaux, le lieu où, du camp de la Noé, Espagnols et israélites étaient partis vers la mort mais la patrie du pharmacien Lajaunie, le pays des violettes et la ville aux briques roses.
A Pourcher, les oreilles, la queue et le tour d’honneur à bras d’hommes !
Sarah Vajda
Yves Pourcher, Qui a dénoncé Nakache ? (Enquêtes : 1943-1962), éditions Gaussen, septembre 2025, 240 pages, 22 euros
[1] https://boojum.fr/brasse-papillon-le-roman-dun-collabo-dyves-pourcher
[2] a ce jour, Sound of metal, le meilleur dans cet art,
[3] Déporté au camp de Buchenwald, Roger Foucher-Créteau entreprend clandestinement la confection d’un ” cahier-souvenirs “, rassemblant ses propres notes et les réflexions d’une soixantaine de ses camarades.Parmi ces témoins, dont certains livrent ici leurs pensées ultimes, se côtoient des hommes de toutes origines et de tous les milieux, célèbres ou anonymes : le professeur Henri Maspero, le colonel Frédéric-Henri Manhès, Eugène Thomas, Marcel Michelin, Pierre Julitte…
[4] – L’Armée juive était née à Toulouse. David Knout, Ariane Scriabine-Fixman, Génia et Abraham Polonski décident de créer un groupe de résistance spécifiquement juif et sioniste. Ils organisent des évasions des camps d’internement, puis l’enseignement du judaïsme et d’une nouvelle éthique juive, fondée sur le combat. Parallèlement à ces activités, l’Armée juive se prépare à la guerre, avec la fabrication de faux papiers, le trafic d’armes ou encore la création des corps francs (groupes de guérilla armée) avec Alfred Nakache, à Lyon, Nice, Paris, Grenoble, Limoges.