Ágnes Heller, La Beauté de l’amitié
Loin d’être une lettre sur l’amitié, à la manière des penseurs de la Rome antique, La Beauté de l’amitié d’Ágnes Heller (1929-2019) est une étude très sérieuse sur le concept d’amitié en philosophie. Mais le parcours personnel de la philosophe la conduit à aller au-delà et à investir le champ de l’expérience personnelle pour magnifier l’expérience existentielle de l’amitié. D’abord conférence dans un séminaire dans lequel elle invite Jacques Derrida, est La Beauté de l’amitié est publié en revue en 1998 pour n’être enfin traduit en français qu’aujourd’hui.

une philosophe hongroise
Encore largement méconnue du grand public français, Ágnes Heller (1929-219), aura échappé aux camps de concentration (parce que juive) et au diktat communiste qui écrase la démarcation en 1956, pour rester une femme libre et un esprit éclairé quand le délation règne tout autour d’elle. Elle doit à sa rencontre en 1947 avec le philosophe marxiste Georg Lukács (1885-1971) son basculement de la physique à la philosophie.
Mais sa liberté d’esprit la contraint à quitter le pays en 1973, quand la pression est trop forte et qu’elle est exclue du champ universitaire. Ce sera un exil d’abord à Melbourne, puis à New York à compter de 1986 où elle occupe la chaire Hannah Arendt en philosophie à la New School for Social Research.
Elle poursuivra un travail très fécond de philosophe et de sociologue, avec une trentaine d’ouvrages écrits en hongrois, anglais et allemand. Cette figure centrale de l’école de Budapest (1964-1977), et, après sa retraite universitaire, rentre définitivement en Hongrie et devient une opposante majeure à Viktor Orbán.
généalogie de la philia
Dans l’amitié, il y a du désir, eros (il peut du moins y en avoir), mais il y a aussi la possession de la personne (ou de la chose, ou de la pensée) que l’on désire.
L’exposé d’Ágnes Heller tient en deux temps.
Elle définit d’abord les différentes acceptions du terme amitié dans la philosophie de Platon et d’Aristote, jouant sur les étymologies et les strates. Il y a le principe central de la philia, qui chez Platon est lié à l’eros, considéré comme « source d’énergie » sans valeur propre. À partir d’Aristote, elle établit une généalogie de la philia qu’elle distingue en philia et protè philia « c’est-à-dire l’amitié spéciale, l’amitié première, la meilleure amitié ». Il est question d’intensité et d’élection, d’amour même porté sur un autre objet.
En second lieu, elle monte le développement de ses analyse dans les œuvres de Montaigne et de Shakespeare, pour lequel elle a une particulière affection, et chez qui elle trouve une intensité dans l’expression de la philia qui lui sert de pour rendre accessible — par l’exemple — ses démonstrations.
Citant Platon, Aristote, Nietzsche, Kierkegaard, Sartre, Ágnes Heller propose une réflexion riche sur l’amitié qui inclut l’attachement, le désir, la vérité, la réciprocité, pour donner à cette notion de philia une ampleur rare. La Beauté de l’amitié est une très belle manière de découvrir l’œuvre de cette grande figure de la pensée de l’Europe centrale.
Loïc Di Stefano
Ágnes Heller, La Beauté de l’amitié, traduit de l’anglais et préfacé par Maël Renouard, images, « Petite bibliothèque », septembre 2025, 96 pages, 7,50 euros