Alabama, 1963, roman poignant sur fond de ségrégation

En 1963, malgré la loi Kennedy sur la déségrégation, l’Alabama compte bien rester un état où les noirs sont des sous-citoyens. Dans un Etat où la police emprisonne les Noirs pour un rien et protège les Blancs pour quasiment tout, où le Klu Klux Klan est plus que présent, que valent la vie de deux petites filles noires disparues ? Sur fond historique et en suivant une enquête policière prétexte à dresser le portrait d’une société qui va devoir évoluer ou imploser, Ludovic Manchette et Christian Niemiec offrent avec Alabama, 1963 une très belle et improbable rencontre.

un duo improbable et attachant

Adela fait vivre sa petite famille comme elle le peut. Et comme la plupart des femmes noires de Birmmigham, elle est bonne chez plusieurs patronnes blanches. Elle est plutôt bien appréciée, malgré quelques propos qui ne peuvent être retenus… le racisme a la dent dure ! Mais de son côté, elle — comme les autres membres de sa communauté (1) — n’aiment pas trop les Blancs. Entre l’éducation de ses enfants et son travail très physique, sa vie n’offre pas beaucoup de loisirs, sinon quelques rigolades avec ses trois voisines, quand elles se retrouvent toutes à la laverie. Elle est plutôt discrète, et ne se mêle pas de politique, quoi qu’elle n’en pense pas moins que les autres. Imaginez un peu Aibileen joué magistralement par Viola Davis dans La Couleur des sentiments (2).

De son côté, l’ex policier Bud devenu détective privé vit dans son dépotoir, ne mange que du whisky, et râle contre tout le monde. Il se lève quand il peut, finit au bar retrouver les deux seuls ex-collègues qui ne lui ont pas tourné le dos. Toujours le Stetson vissé sur la tête, il titube dans la vie sans vraie grande passion, sinon regarder Lorraine, la si belle blonde, lui servir ses bières.

Quand Adela vient pour faire le ménage, la méfiance s’installe entre eux. Une méfiance naturelle. Mais quand elle apprend qu’il a accepté de travaillé pour les parents de la petite noire disparue, il remonte dans son estime. Et comme il ne peut pas entrer dans la communauté noire, il l’emmène avec lui. Le duo s’installe petit à petit dans une relation très étonnante mais assez forte. Et c’est leur improbable complicité qui va permettre de traverser l’Alabama et ses continents opposés, le noir et le blanc, pour mener la grande enquête : retrouver les jeunes filles disparues.

Il y a cette enquête policière, qui semble ne pas avancer, mais qui jalonne Alabama, 1963. Que valent la vie de petites filles noires visées et abandonnées ? Que vaut le chagrin des familles ? A priori peu de chose… Mais Bud a fait une promesse et il va s’y tenir. Et aidé d’Adela il finira par trouver le monstre. Car c’est le duo en action qui va faire changer les choses, comme un modèle qui d’abord offusque, puis finalement apaise les haines ancestrales.

un air frais dans un sujet rabattu

Alabama, 1963 ne brille pas par l’originalité du sujet. Nombre de films et de romans prennent place dans ce décor particulier d’une Amérique en train de se décrotter. Citons entres autres Un fruit amer de Nicolas Koch. Mais ce qui fait la qualité du roman, c’est cette légèreté dans le drame, cet humour qui tisse un pont entre les deux mondes et la force du duo Adela-Bud.

Le KKK fait son apparition, mais n’est pas le sujet principal. Il participe à l’ambiance, tout comme les événements politiques qui sont rappelés judicieusement, des attentats contre les écoles s’ouvrant aux noirs, en passant par l’assassinat de JFK puis, comme une histoire qui finalement ouvre des possibles heureux, l’arrivée à la Maison Blanche de Gerri Whittington, secrétaire personnelle du président Lyndon B. Johnson, une femme noire. Mais tout se passe comme si les deux personnages vivaient en dehors de cette révolution en marche, elle parce que préoccupée par son quotidien, lui parce que préoccupé de rien. Et finalement, ce qui va se tisser entre eux, petit à petit, l’emportera sur toutes les hideurs de ce monde fracturé de haine et de violence.

Pour un premier roman à quatre mains, même si les emprunts à La Couleur des sentiments sont un peu trop visibles, Alabama, 1963 est une vraie belle réussite, un roman poignant.

Loïc Di Stefano

Ludovic Manchette et Christian Niemiec, Alabama, 1963, le Cherche midi, août 2020, 384 pages, 18 eur

(1) « Oh, un Blanc ! Je vous avais pas vu, en plein jour ! »

(2) Cette discussion entre voisine est une référence directe à La Couleur des sentiments : « J’ai ma cousine Minnie quia fait un sale coup à sa patronne, raconta Albertine, mais elle l’a quand même pas tuée. / — Un sale coup ? demanda Adela ? […] / — Je peux rien dire. Elle m’a fait jurer. / — C’est elle qui vit à Jackson ? s’informa Renee. / — Oui, c’est elle/ Tout ce que je peux dire, c’est que la vengeance est un plat qui se mange froid… ». On se souvient que Minny Jackson, la bonne noire au fort caractère, a fait manger à son insupportable patronne une tarte avec sa crotte !

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