Alain Finkielkraut à la première personne

C’est une étrange sensation que d’entendre un auteur, de le lire avec sa propre voix. Pour les habitués de l’émission Répliques qu’il anime sur France Culture, et ses lecteurs réguliers, Alain Finkielkraut, dans A la première personne plus que dans tout autre ouvrage peut-être, écrit avec ses intonations si particulières, ses changements de rythmes et ses ruptures de niveau lexical. Sans doute parce qu’il s’agit d’un texte intime, sur sa vie intellectuelle.

A la première personne est d’abord le cheminement d’une intelligence. Eveillée à la conscience aux alentours de Mai-68, élève de Barthes, c’est avec son camarade Pascal Brukner qu’il écrivit son premier livre, le Nouveau Désordre Amoureux. Puis, prenant confiance, il oubliera ses premiers livres, entrera dans ses premiers combats. Au fil du temps, une œuvre. Avec cette particularité que le style, qui vient difficilement, est primordial, également que la pensée. Finkielkraut est un styliste de l’essai, tout est pesé, et si court que semble ce livre, il est d’une vraie densité rare. Au fond, il n’aura jamais rien fait d’autre que de réécrire ses livres, que de prolonger ses combats, que de se remettre toujours en questions dans la société, et de remettre en question les désordres de la société. A la première personne un regarder arrière, lucide et ému, sur ce qui a fait de lui un penseur important.

Les piliers de la pensée

Sartre, Foucault, Levinas, Kundera, Heidegger sont les grands moments de sa pensée. Sartre parce qu’il va poser la question de la judéité qu’il n’osait pas regarder en face. Foucauld qui fut le premier penser à reconnaître son travail et à l’adouber en lui confiant une étude. Kundera parce qu’il va montrer que le roman est une manière majeure de regarder le monde. Et Heidegger, parce que ce fut le choc de la philosophie comme lecture du monde tel qu’il le savait mais ne savait pas le savoir. Malgré le scandale du nazisme d’Heidegger, il faut continuer de croire en la puissance, la justesse et la beauté de sa pensée. C’est un exercice difficile !

Penser le monde

Sinon en philosophe, ce qu’on lui reproche souvent, c’est en essayiste très informé et à l’immense culture qu’il regarde le monde. Comme s’il n’avait jamais dévié de son constat initialement exposé dans La Défaite de la pensée, le temps passe et l’oeuvre se peaufine.

Il récuse bien sûr les invectives qui lui sont accolées. Et non, Alain Finkielkraut n’est pas un réactionnaire, mais un esprit cultivé qui sait ce qu’il doit aux grands esprits du passé. Et surtout parce qu’il sait dans quel état sera la société si l’on nie l’importance de la culture ? Que sont les nains sans les épaules des géants ?

Depuis quelques temps déjà, ce label d’infamie est épinglé par l’intelligentsia “progressiste” sur tout ce que j’ai le malheur de dire ou d’écrire. »

Car Finkielkraut continue de penser le monde mais il refuse de le détacher de l’Histoire. Ses retours réguliers à Notre jeunesse de Peguy, à Léon Werth, etc., formalise son attachement à Il prône que rien n’est sans effort ni sans un parcours, fait de travail, de racines et de culture. Voilà, le vilain mot aux oreilles des modernes. Culture, comme ce qui est interdit aux crétins et qui définit pourtant un bien commun.

Ce récit d’une intelligence en question est un grand livre. Parce qu’il aime trop le monde et les hommes tels qu’ils pourraient être, Finkielkraut ne les aime pas tels qu’ils se laissent avilir. Surmontant ses propres contradictions, ses évolutions, il s’impose comme le mécontemporain absolu, le gardien du temple de la Culture.

Loïc Di Stefano

Alain Finkielkraut, A la première personne, Gallimard, septembre 2019, 115 pages, 14 eur

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