Frapper l’épopée, au plus intime
Certains romans produisent un choc. On ferme le livre, on reste sur place… sous le choc ! Il nous a atteint au fond… mais quel fond ?
Un des thèmes du livre tient justement au manque de fond, l’auteur dit : un trou ; dans la généalogie. Ce qui est le propre d’Alice Zeniter : de son grand père harki, rapporté dans les bagages de l’armée française au retour d’Algérie pour être parqué dans un camp, elle n’a presque rien su, elle a dû par elle-même tenter de reconstituer l’histoire, sans jamais parvenir à combler le trou (on pourrait en être heureux, puisque c’est ce vide qui conduit Alice Zeniter à écrire roman sur roman, pour notre bonheur).
Tous cousins cousines
Tass, l’héroïne du roman, revient de France suite à une rupture amoureuse. Née sur le Caillou, aussi appelé Nouvelle-Calédonie ou Kanaky selon les avis, elle était partie faire des études en métropole. Après de nombreux allers et retours, la voilà revenue… mais elle n’en revient pas. Elle n’est plus d’ici, elle n’est plus là-bas…
« Ici » se mêlent en s’ignorant Kanaks, Caldoches libres, Caldoches libérés. On sait que le Caillou fut un camp de bagnards (encore un camp) qui restèrent sur place après leur « libération », côtoyant les colons, eux-mêmes de provenances diverses, venant du Japon, du Vietnam, d’Australie, des îles proches… tant et si bien que l’on distingue les « blancs-blancs » des « blancs », et que les « purs métis » sont ceux dont on ne peut identifier les origines, on le dira par exemple d’un personne d’origine alsacienne-kanak-javanaise-wallisienne… ce qui n’empêche en rien tout un chacun d’être raciste !
Les bagnards ont connu les mêmes mélanges, certains étaient d’origine algérienne… ce qui conduit l’auteur à entrer en personne dans son roman… Voilà qu’Alice Zeniter prend la parole à la place de Tass, son personnage, rangeant l’histoire que nous avons lue jusque-là au rayon des pures fictions. On peut saluer cette liberté prise avec les canons de l’art romanesque. Elle nous révèle l’implication de la personne de l’auteur dans son écriture. Si Alice Zeniter est capable de nous faire entrer dans l’intimité des habitants de la Nouvelle-Calédonie, c’est qu’elle y projette son Algérie rêvée et qu’elle fait de Tass, de son vrai nom Tassadit, son autre moi. Alice compulse la liste des 2106 Arabes qui furent envoyés au bagne calédonien, à la recherche d’un ascendant de Tass qui serait un membre de sa propre famille, faisant alors d’elle sa cousine…
La grande H
L’art romanesque d’Alice Zeniter (on pourrait même dire : le grand art) ne se contente pas de jouer avec la crypto-autobiographie en nous montrant comme notre imaginaire, inconscient ou pas, insuffle notre réel, il nous plonge aussi dans l’histoire, ici la plus actuelle, comme seul un écrivain, une écrivaine peuvent le faire : une histoire incarnée qui nous touche au fond précédemment évoqué, nous donne à sentir et ressentir ce que peuvent vivre aujourd’hui Kanaks et Caldoches. Tass est enseignante. Fascinée par un couple de jumeaux kanaks, garçon et fille, elle part à leur trace suite à leur disparition, et découvrira une résistance kanake à la fois têtue et dérisoire…
Alice Zeniter ne livre pas de message, elle ne prend aucun parti, elle nous donne à voir. Son seul parti est de « frapper l’épopée », c’est-à-dire la légende coloniale,afin de mettre à nu la grande « H » de l’histoire, de montrer comme elle nous forme en notre fond le plus intime.
Mathias Lair
Alice Zeniter, Frapper l’épopée, Flammarion, août 2024, 352 pages, 22 euros