L’Innocence, chimères blessantes

Préoccupée par l’attitude de son fils Minato, une mère célibataire questionne son entourage scolaire afin d’en connaître les raisons. Tout semble accuser son instituteur, monsieur Hori et de fait, il devient sujet à une cabale professionnelle et personnelle. Pourtant, la vérité s’avère bien plus complexe au fur et à mesure qu’elle est dévoilée par les points de vue de la mère, d’Hori et du jeune Minato lui-même.

Un homme et une femme que tout a opposé jusque là, bravent les éléments afin de secourir les clés de leur rédemption. Arrivés à destination, leurs mains effacent les traces de boue qui recouvre la vitre de la vérité. Mais ces dernières se reforment instantanément, comme pour montrer à quel point l’innocence peut être bafouée par un système inique insidieux, en dépit de toutes les bonnes volontés du monde.

Récompensé une nouvelle fois au Festival de Cannes pour L’Innocence (Prix du scénario), Hirokazu Kore-Eda, habitué de la Croisette, y avait remporté le Graal suprême en 2018 pour Une Affaire de famille, son chef-d’œuvre. Le cinéaste loué par ses pairs et par la critique depuis Nobody Knows en 2001, n’a plus grand-chose à prouver même si son rythme de travail prolifique n’accouche pas forcément du meilleur. Voilà pourquoi, L’Innocence revêt une certaine importance dans sa carrière. Long-métrage presque charnière, sans doute le plus personnel de son auteur, il n’hésite pas à s’approprier le procédé artificiel du Rashômon d’Akira Kurosawa.

Or, en se prêtant à cet exercice très périlleux (beaucoup essaient et échouent de Bryan Singer à Ridley Scott), celui qui se réclame davantage de Yasujirô Ozu risquait de se brûler les ailes en déployant un dispositif ostentatoire, voire racoleur, à même d’annihiler ses velléités de retenue. Fort heureusement, il n’en est rien ou presque. Et si Kore-Eda trahit en apparence l’esprit de Kurosawa, il parvient en revanche à retranscrire toute la subtilité de Rashômon, une première depuis le Basic de John McTiernan.

Effet Rashômon

« La vérité tout comme l’art se situe dans le regard de l’observateur. » Cette réplique extraire de Minuit dans le jardin du bien et du mal de Clint Eastwood pourrait refléter à elle seule l’essence du Rashômon de Kurosawa ou comment notre subconscient travestit la perception des événements, quitte à brouiller les pistes. Mais le conditionnel d’usage se révèle de circonstance dans ce cas. Comme l’expliquaient les protagonistes de Queen and country de John Boorman, alors que tous recherchent l’assassin du samouraï chez Kurosawa, personne ne se préoccupe de l’autre victime, l’épouse violée et humiliée. Par conséquent, respecter l’héritage de Kurosawa revient bien plus à se concentrer sur une réalité plus sinueuse qu’à la résolution d’un puzzle insoluble.

Et à ce petit jeu, Kore-Eda rend une copie unique, puisqu’il surutilise le concept des différences de point de vue narratif pour mieux souligner une situation abrupte. Ainsi il en profite pour délivrer à la fois des portraits psychologiques fascinants et un tableau socio-familial plus nuancé qu’il n’y paraît. Certes, quelques uns crieront à la facilité scénaristique ou à la bluette faussement dramatique. Pourtant, il accomplit un tour de force notable puisqu’il ne place pas la vérité en enjeu principal mais s’en sert plutôt comme moteur pour son récit. À ses yeux, seul importe les blessures intimes dues aussi bien au harcèlement quotidien qu’à la haine de soi.

Monster

Le titre japonais Monster en traduction littérale a été transformé en L’Innocence dans notre contrée. Si les deux dénominations siéent à l’intrigue du long-métrage, ils en définissent très mal les contours authentiques, la réduisant une fois de plus à la découverte d’une pseudo vérité, d’un revirement final censé épater le chaland. Il est vrai que Kore-Eda appuie un peu trop sur cet aspect en s’attardant sur l’origine monstrueuse et en disculpant les faux coupables lors d’un verdict formel un poil facile. Néanmoins, il ne perd jamais de vue son objectif principal, celui de pointer du doigt les dysfonctionnements d’un système de raisonnement unique et discriminatoire, qui a formaté le schéma moral de la population au fil des siècles.

Régie par des codes archaïques basés sur l’honneur et le respect de la hiérarchie, la société nipponne peine à évoluer et à accepter la diversité culturelle ou ici sexuelle qui a fleuri depuis l’après-guerre. Kore-Eda touche alors notre corde sensible, avec son tact habituel, en évoquant son propos avec la même grâce que Céline Sciamma dans Tomboy. Surtout, il refuse de se morfondre dans un pathos pour mieux accéder au pardon, celui que l’on accorde et celui qui nous est offert. Et à travers un dernier plan tout droit venu des 400 coups, la lumière transperce les ténèbres et les vertus de l’innocence recouvrent ceux qui les avaient perdues.

Habité par les spectres bienveillants de Kurosawa et d’Ozu, Kore-Eda ne démérite pas avec L’Innocence, entreprise sincère et émouvante bien que trop lisse par instants pour entrevoir la quasi perfection d’Une Affaire de famille. Quoi qu’il en soit, le metteur en scène continue de construire son édifice avec un soin et une précision gracile, le rendant inestimable. Des qualités par lesquelles affleure l’héritage de ses illustres aînés.

François Verstraete

Film japonais d’Hirokazu Kore-Eda avec Sakura Ando, Eita Nagayama, Soya Kurokawa. Durée 2h06. Sortie le 27 décembre 2023

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