Anna Mouglalis, la femme la plus assassinée du monde

entretien avec Anna Mouglalis

Boojum. Coco Chanel, Simone de Beauvoir, Juliette Gréco et maintenant Paula Maxa… On dirait que vous aimez bien interpréter des personnages qui ont vraiment existé…

Anna Mouglalis. Interpréter des femmes fatales, des femmes mystérieuses, cela devient un peu lassant à la longue, parce qu’une femme mystérieuse est une femme à laquelle le scénario ne s’intéresse pas. Construire un personnage, c’est passionnant, mais le faire quand ce personnage a réellement existé, c’est encore mieux, parce qu’on dispose d’un matériel qui permet d’aménager son angoisse.

©. LP Hugo

Paula Maxa était comédienne. Est-ce que la mise en abyme que cela entraîne constituait une difficulté particulière ?

Pas spécialement : les autres femmes que vous avez citées s’étaient elles aussi créé un personnage, et un personnage très identifiable, pour exister. Il y avait là des « incarnations » qui ouvraient des portes. De plus, on ne m’a jamais demandé d’imiter — ce que, de toute façon, j’aurais été incapable de faire, ne serait-ce qu’à cause du respect qu’on doit à son personnage.

Mais on sait assez peu de chose sur Paula Maxa. Tout juste qu’elle a tourné dans quelques films après sa carrière au Grand-Guignol et qu’elle a fini dans la misère…

Peu de chose en effet, mais il suffit de peu. Paula Maxa, par exemple, avait publié le récit de sa propre vie — assez bien écrit, d’ailleurs — dans le Paris-Match de l’époque. Il est clair que, parmi les moments fondateurs de cette biographie, beaucoup sont invraisemblables et relèvent de la fiction. Elle raconte par exemple que, lorsqu’elle avait onze ans, un garçon d’une quinzaine d’années qui l’avait invitée à se promener avec lui sur une montagne, avait été pris d’un désir sauvage – lorsqu’ils avaient atteint le sommet de la montagne en question ! — et l’avait laissée pour morte après l’avoir violée. Mais elle n’était pas morte et, lorsqu’elle redescend au village, elle découvre que le garçon s’est suicidé… Ailleurs, elle raconte que, lasse de subir les brutalités de son mari jaloux, elle s’en va en province… où elle se fait violer par un prêtre. Certes, nous savons aujourd’hui que ces choses-là existent, mais cette femme qui se faisait assassiner chaque soir et qui était reconnue comme une diva devait avoir un quotidien particulier. Et, lorsqu’elle écrit sa biographie, elle est toujours sur scène. Il n’y a guère de séparation entre son intimité et son personnage public. Nous savons que, de toute façon, mémoire et imagination occupent la même partie du cerveau, et le réel en soi est ici assez peu intéressant, puisque nous parlons de création. Car, pour moi, une comédienne est une créatrice, qui écrit son œuvre — en toute humilité, bien sûr, avec les ressources de son artisanat. Disons que, pour construire une carrière, il faut trouver un juste équilibre entre ego et humilité.

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La fin misérable de Paula Maxa n’était-elle pas l’aboutissement assez logique d’une vie, au fond, tristement solitaire ?

C’est vrai, elle n’a pas eu une vie très drôle, mais elle a vécu libre. Elle était née rue des Martyrs — cela ne s’invente pas ! —, mais, si je souris quand je parle d’elle, c’est parce qu’elle avait beaucoup d’humour et le legs qu’elle nous a laissé est celui d’une femme libre. Elle a réussi à être une star sans être mariée, ce qui était presque inconcevable à l’époque. On associe les actrices aux prostituées et, de fait, elle aussi a utilisé son corps, mais elle n’a pas subi. Elle a créé un érotisme lié à son corps et à la peur.

Que pensez-vous de l’esprit qui était celui du théâtre du Grand Guignol ?

La narration reposait sur l’émotion. Lumières, sons, éblouissement de tous les sens – tout conspirait à créer la peur. C’était, avant le cinéma en couleurs, un lieu où l’on voyait gicler l’hémoglobine, et, d’une certaine manière, un lieu nécessaire. Mais comprenez-moi bien : j’ai aimé lire Lovecraft, j’aime la littérature gothique du XIXe siècle, son mélange de noirceur et de personnages lumineux, mais je n’aime pas les films de genre ; j’ai peur, trop peur tout de suite ; j’ai même du mal à supporter les simples films à suspense. Je suis cependant contre l’interdiction de tels films. Il faut qu’on puisse tout voir, y compris des films de propagande nazie. Parce que le danger, le fascisme commence lorsque l’État traite les citoyens comme des enfants, quand la peur devient le monopole du pouvoir en place.

           J’ajoute que je fais une différence entre cinéma et théâtre. Au cinéma, avec le jeu du montage et du cadrage, le spectateur est manipulé. Lorsqu’il vient au théâtre, il sait qu’il assiste à une convention – c’est la raison qui fait qu’il applaudit les comédiens à la fin de la représentation. Les gens du Grand-Guignol travaillaient avec des psychologues qui les aidaient à calculer combien de temps on pouvait jouer sur la peur du spectateur sans que l’illusion soit rompue. Réalisme et convention théâtrale, naturalisme et grotesque n’étaient pas loin de se confondre au Grand-Guignol : les pièces étaient toujours très courtes — vingt minutes, tout au plus.

©. LP Hugo

Que reste-t-il du « legs » de Paula Maxa aujourd’hui ?

J’aime bien la mélancolie, mais je n’aime pas la nostalgie. Il est absurde de prétendre que « c’était mieux avant », puisqu’on n’y était pas. Si Paula Maxa osait parler de viol à une époque où personne n’en parlait, nous vivons, nous, dans une période obscure : les femmes, aujourd’hui, peuvent parler et c’est formidable, mais nous assistons parallèlement à la montée du populisme, du fascisme, des nationalismes…

Propos recueillis par FAL

(1) La salle existe toujours, mais elle est devenue l’IVT, autrement dit l’International Visual Theatre, centre dramatique pour sourds et muets actuellement dirigé par Emmanuelle Laborit.

Remerciements: Isabelle Lerein.

   

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