Marin Karmitz, une autre histoire du cinéma

Les Français, qui sont de purs esprits, pensent que le cinéma est aussi une industrie. Les Américains, qui sont nettement moins purs, savent que le cinéma est d’abord une industrie. C’est la raison pour laquelle, pour l’Oscar du meilleur film, ce n’est pas le réalisateur, mais le producteur qui monte sur la scène pour recevoir la statuette.

Si les livres consacrés à – ou écrits par – des producteurs (Sam Spiegel, Irving Thalberg, Albert Broccoli & Harry Saltzman, David Puttnam, Robert Evans, Mike Ovitz) sont monnaie courante aux États-Unis (et en Angleterre), cette catégorie est plutôt rare en France. L’ouvrage de quatre cents pages qu’Antoine de Baecque vient de consacrer à Marin Karmitz est donc une exception notable, mais elle s’explique par le fait que le sujet « mérite le détour » : Karmitz, avant de devenir producteur et distributeur et de résider Place des Vosges, était dans les années soixante et soixante-dix un maoïste pur et dur. De son lourd passé a-t-il fait table rase ? Il estimait alors, explique-t-il aujourd’hui, que le cinéma avait le pouvoir de changer la société… Son histoire apparaît donc comme celle d’une reconversion, et même d’une conversion, qui embrasse un demi-siècle d’histoire du cinéma français et, à maints égards, d’histoire de France (c’est Karmitz qui, entre autres, a contribué, en lui offrant un coffret de DVD, à faire de Nicolas Sarkozy un véritable cinéphile, capable de disserter sur Dreyer ou Bresson).

Cette biographie n’est pas à proprement parler un roman policier, mais elle entend explorer et résoudre l’énigme que constitue une telle métamorphose. Karmitz s’est-il trahi en devenant Karmitz, en créant, après sa première société mk, sa société mk2 ? La réponse est évidemment oui et non.

Il commence comme opérateur avec des réalisateurs de la Nouvelle Vague, puis passe lui-même à la réalisation. Mais après ses premiers films, dont le plus célèbre – sur une séquestration de patron par des ouvrières – reste le documentaire Coup pour coup (ne pas confondre avec Coups pour coups, au pluriel, un grand JCVD), il est, raconte-t-il, du fait de son extrême-gauchisme, grillé auprès de la profession. Il entreprend alors, pour reprendre ses propres termes, de « faire les poubelles des Champs-Élysées », autrement dit de produire avec de petits budgets les films rejetés par de grandes compagnies, nonobstant la célébrité des réalisateurs qui souhaiteraient les tourner. Louis Malle n’arrive pas à vendre son Au revoir les enfants ? C’est grâce à Karmitz qu’il parvient à concrétiser son projet. Soit dit en passant, et qui n’enlève rien à l’intérêt de ce film, Antoine de Baecque, reprenant des propos de Malle, explique que cette histoire bouleversante était autobiographique, mais le rigolard Chabrol assurait que Malle l’avait inventée de toutes pièces. Chabrol ? Lui aussi avait sa carrière au point mort lorsque Karmitz le remit en selle avec Poulet au vinaigre, qui n’est d’ailleurs certainement pas le chef-d’œuvre qu’on voudrait nous faire croire, mais qui se révéla être un grand succès populaire et déboucha sur des films plus intéressants (le très glaçant La Cérémonie, par exemple). Autrement dit, Karmitz avait trouvé le moyen d’attaquer le système de l’intérieur. Et sa manière de chanter l’Internationale consista par la suite à produire des réalisateurs étrangers (Krzysztof Kieślowski, Theo Angelopoulos).

Faussement modeste, il déclarait au milieu des années quatre-vingt qu’il y avait de la place pour dix Karmitz dans l’industrie du cinéma français, mais il est évident que son cas était unique. Comme le dit fort justement le sous-titre du livre d’Antoine de Baecque, à travers cette histoire se dessine une autre histoire du cinéma. Octogénaire, Karmitz a pris, sauf erreur, sa retraite, mais ce Marin d’eau faussement douce a su mener sa barque. Il laisse à ses fils un empire à part, dans lequel la distinction entre art & essai et cinéma mainstream n’a pas vraiment lieu d’être.

FAL

Antoine de Baecque, Marin Karmitz – Une autre histoire du cinéma, Flammarion, pages, septembre 2024, 24 euros.

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