Oronoko, l’esclave royal, une histoire véridique
Aphra Behn, disciple des lettres françaises.
Aux odieux mâles blancs des temps anciens, à Molière tout particulièrement, Aphra Behn emprunta des canevas, aujourd’hui considérés comme féministes. Si ceux-ci eurent assez bonne presse au temps de la Restauration anglaise, leur auteur eut moins de chance avec Oronoko, l’esclave royal, paru en 1688. Il revient aujourd’hui, brûlot contre le commerce triangulaire, qui décevra les militants de tous les genres autant sexuels que politiques.
Et pourtant.
Celle qui sut l’art d’opérer semblables glissements progressifs des genres littéraires en une centaine de pages, en caractères 13 ou 14, méritait une attention particulière.
L’ouverture, sur dix pages environ, emprunte les chemins de l’écriture de voyage qui, tôt, se fera ethnographique.
Behn affirme l’histoire véridique. Pour donner du corps à sa fiction, elle va jusqu’à s’en proclamer le témoin et faire d’elle un des protagonistes du terrible récit.
Au-delà du procédé rhétorique, cette posture, qu’elle reprendra dans le dernier mouvement de l’ouvrage, prétend discourir de la nature de l’homme et des dérèglements, infléchis par le politique, déjà réduit à l’économie, d’une nature aussi corruptible que susceptible d’être améliorée.
Une femme anglaise parle la langue de Montesquieu, de Diderot et de Fontenelle. Une Lady littéraire, à l’avance, chante la Jeune Angleterre, celle de Disraeli et des aristocrates en lutte quichottesque contre la révolution Industrielle, celle de la justesse contre l’argent, des valeurs contre la marchandise, du respect et de l’honneur contre les pratiques mercantiles. Lettre morte, cette langue, lettre morte, ce livre. Osons en son honneur, aux côtés de Rostand, le fameux, trop fameux : C’est bien plus beau lorsque c’est inutile et accordons à Aphra Behn, Cantorbéry 1640 — Londres 1689, une place d’honneur dans notre chambre verte et non pas dans le seul temple du Féminisme où depuis Virginia Woolf, elle repose, sainte icône, sans que sa pleine valeur soit reconnue.
Behn aurait rencontré son héros dans une colonie des Amériques, appelée Surinam, concédée, on le sait, par l’Angleterre à la Hollande et épicentre de cette pratique infâme auquel nul ne donne encore le nom de « commerce triangulaire ». L’ouvrage paraît en 1688. L’esclavage ne sera aboli sur l’île qu’en 1815.
Là, vivent des Aborigènes, nullement plus exploités que ne le sont d’ordinaire les hommes, sous toutes les latitudes. En un mot, à cette exploitation, d’un cœur très innocent, les Indiens consentent, troquant, sans jamais rechigner, les richesses animales et végétales de leur île fertile contre des verroteries dont ils se plaisent à décorer leurs admirables corps nus. Behn décrit des moeurs privées dont la pudeur, en dépit de l’habitude de nudité, n’est nullement absente et des moeurs politiques dont aucun anthropologue n’a jusqu’ici démenti la justesse :
En l’absence de roi, ils obéissent avec une grande soumission au capitaine de guerre le plus ancien.
L’habileté de ces grands chasseurs, admirables archers et formidables piégeurs, utile à des Européens assez empêchés de se frayer passage dans une nature sauvage où chaque fleuve, arbre ou végétal abrite une divinité, protège les Indiens de cette offense sans nom dont le roman semble nous entretenir.
Semble ?
En effet, l’enjeu de ce texte outrepasse la simple dénonciation du crime. Nous verrons, dans un instant, l’Afrique donner la main aux marchands et la vertu, avec parcimonie et équanimité, répartie entre Noirs et Blancs, Africains, Musulmans, Anglais et Français. Devant cette totale absence de manichéisme, le lecteur français de 2020 ne peut que s’incliner.
Au mythe du « bon sauvage », Behn ajoute un soupçon d’universalisme assez plaisant à lire en ces temps, nôtres, où l’éloge de la différence menace jusqu’à l’idée de l’homme.
Cette femme a la tête politique, l’esprit clair, un sens aigu de l’observation et ne manque pas d’humour, qui aux colons et à l’utilitarisme, ne fait pas la part plus belle, qu’elle n’accorde de respect au despotisme oriental qui, d’expérience, n’en mérite guère.
Nous nous apprêtons donc à suivre une Gertrud Bell, non plus en Syrie/Palestine ou en Jordanie, un Thesiger, au désert des déserts, quand, sans transition, le premier mouvement de cet opus ou opéra nous transborde au tendre pays de Romancie, dans un récit d’un genre tout différent de celui que nous croyions lire, chez Madame de Scudéry où Mandane et Cyrus se verront remplacés par Climène et César !
Rarement on vit pareil glissement !
En quelques phrases, sans préambule, passer de l’exposé le plus froid du honteux commerce, le prix par tête, les conditions de vente des prisonniers de guerre ou opposants politiques par leurs frères africains aux planteurs de canne à sucre et autres négociants, à un conte oriental, qui se fera roman du sérail, avant de revenir à la réalité de l’esclavage sur un troisième mode, emprunté, lui, au théâtre de la cruauté et jusque là peu en usage dans l’art du roman, sans gêner ni contrarier un lecteur suspendu au récit, voilà qui relève du prodige.
En cent pages, parcourir l’espace littéraire de la fable au roman gothique, en passant par le moment précieux et le reportage, pour dire ce qui, sans profaner le terrible nom d’homme, ne se peut entendre, voilà qui classe l’auteur, en deçà des catégories de genres, et bien au-dessus de nombre de ses augustes successeurs et nobles soeurs ou consoeurs !
Premier mouvement.
— où le lecteur fait connaissance avec le héros, Oronoko, celui qui, le titre l’en prévient, sera esclave royal .
Le roi de Cormantine, un vieillard de cent et quelques années, n’avait pas de fils.
Tous les éléments du conte ou de la fable en place, Aphra Behn présente l’unique petit-fils qui à ce vieux roi, demeure. Ses treize fils, un à un, ont péri dans les incessants combats, que se livrent les tribus ou encore à l’assaut des vertueux soldats d’Allah, occupés à conquérir et à convertir le continent. Ce petit-fils, c’est Oronoko dans l’éblouissante splendeur de ses dix-sept ans, vierge comme Hippolyte, brave comme Thésée, beau comme Apollon et vigoureux comme Mars. Chacun, en le voyant, ne peut se départir d’un ardent sentiment d’admiration et de respect. Tous les critères du roman du Tendre également en place, voici venir la bien-aimée, Imoinda, fille, unique elle aussi, d’un vieux Général, mortellement atteint par la flèche, à Oronoko, destinée : selon les lois de la féodalité, promise à son débiteur de toute éternité
[…] vraie beauté que, pour décrire véritablement, on doit simplement présenter comme étant au féminin ce qu’était ce noble jeune homme au masculin : une Vénus, belle et noble, pour notre jeune Mars. Leurs personnes étaient aussi pleines de charmes et leurs vertus aussi délicates
Le Tendre à l’état sauvage. Imoinda, qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais levé les yeux sur aucun homme, vit Oronoko et sur le champ fut à lui :
Elle possédait trop de grandeur pour le premier venu, sauf pour un prince de sa propre nation qui l’adorait.
Il n’est de Tendre sans aventures, enlèvements, mensonges, jeux des erreurs, obstacles à la passion. Hélas, le Tendre ici croise le politique, d’abord la tyrannie et la lubricité d’un monarque de cent et quelques années, tôt suivie par l’ignominieuse réalité du commerce d’ébène. Par ce livre, trois siècles avant Edward Saïd, ses maîtres et ses disciples, l’orientalisme de bazar sortit de la Littérature, par la grâce du procédé dont Behn avait usé, subvertissant deux formes, le conte et le roman galant, accotés à ce qui demain prendra le nom de gothique mais qui n’est encore qu’un théâtre de la cruauté, sorti, entier, des guerres de successions au trône d’Angleterre.
Deuxième mouvement
— où le lecteur contemple un vieillard libidineux user de son pouvoir pour ravir à son petit-fils sa bien-aimée.
Molière, avec une férocité sans pareille, avait déjà nargué les arnolphes et les harpagons, qui, sur les terres de leurs propres fils, chassaient, la bourse bien remplie, à moins qu’ils n’usâssent de leur sapience et de leur habileté pour abuser les orphelines. Le mariage d’amour donnera tort à Molière et à Beaumarchais, l’autre chantre de la jeunesse amoureuse, mais pour l’heure avec Aphra Behn, le roi de Cormantine, vieillard amoureux et tyran absolu, contraindra Imoinda à le rejoindre en son sérail où les vieilles épouses servent les dernières arrivées. L’une d’elle, Onahal, prêtera main forte à Orounoko tandis qu’Abouan, son fidèle ami, se dévoue à répondre aux avances de la dédaignée afin que l’union des amants fût enfin nouée, devançant — ce qui était, convenons-en, osé — la possible bandaison miraculeuse d’un mari, trop âgé pour le rôle.
Découvert, le crime d’Imoinda mérite la mort, à laquelle le vieux roi substitue — air connu — la vente et par voie de conséquence la traite.
Troisième mouvement
— où le lecteur assiste, impuissant, au désespoir d’Oronoko, qui croit sa bien aimée morte ; à son rapt par un capitaine menteur et à sa vente.
Après maintes péripéties, l’annonce de la mort de la bien-aimée, la douleur d’Oronoko replié tel Achille en sa tente, suivie du plus vif désir d’en finir les armes à la main, son rapt ignominieux et sa vente, nous retrouvons Oronoko, renommé César par Trifry, son maître, au Surinam, où il fait la connaissance d’Aphra Behn, retrouve l’adorée, devenue Climène, l’épouse enfin et se laisse, un instant, berner par la promesse de Trifry, de retrouver — il faut pour cela attendre l’arrivée du Revizor, de Godot, ô pardon du Gouverneur ! — sa liberté.
Idylle sur lit de ténèbres. A d’autres de ployer sous le joug tandis que l’esclave royal s‘adonne, entier, aux délices de l’amour et que la voyageuse Aphra Behn met en scène la vie des Colons : les uns, véritables humanistes comme le précepteur français d’Oronoko, les autres, franchement véreux, comme l’indigne Capitaine qui a jeté à fond de cale Oronoko et sa suite, après les avoir courtoisement conviés à visiter son beau navire, sa belle frégate, avant de présenter au lecteur le pire des prototypes, engendré par la situation, celui du blanc sadique. Ici, un Irlandais sans principes du nom de Banister.
Tout au long du récit, Behn met l’accent sur la seule qualité qui, à son idée, vaille, le sens aristocratique de l’honneur et l’importance accordée à la promesse donnée, toute promesse, tout en construisant, d’anecdote en anecdote, l’hagiographie du très noble prince noir. En vain. Pour son bourreau, un nègre reste un nègre et pour son maître, un esclave jamais ne sera un homme libre. Il te faut, Lecteur, prendre congé du Tendre, de l’idylle et de la Légende dorée, pour rentrer dans l’Histoire.