Oronoko, l’esclave royal, une histoire véridique

Final. 

— où le lecteur découvre la grossesse d’Imoinda, le refus du jeune prince, son époux, de voir naître leur  fils esclave et leurs terribles conséquences. 

Le Gouverneur tarde à venir. Bientôt Imoinda sera à terme, qui se désole, certaine qu’aucun Gouverneur jamais n’affranchira trois esclaves, précipitant, si l’on peut dire, la décision du bien-aimé, celle que depuis le début du roman, le lecteur attend et redoute.  

Un dimanche, Oronoko harangue les trois-cents damnés de la colonie en une magnifique période où le nom d’homme, selon Behn tant de fois bafoué, mérite qu’on se révolte et que, sous peine de mort, on sorte de cette condition d’équidés inférieurs, d’ânes bâtés et de bêtes de somme.  Coupables et Innocents connaîtront le même sort et la charge et le fouet et les lacérations sordides. Dans son discours, le sang appelle le sang. Behn, par la voix de son personnage, rappelle que les Blancs n’ont jamais vaincu les Noirs en un combat équitable :

 On nous achète et on nous vend comme des chimpanzés pour amuser les femmes, les faibles et les couards. Nous devenons le soutien des voyous et des renégats qui ont abandonné leur propre pays à la suite de rapines, de meurtres et autres vilenies. […] Devons-nous obéissance à une race aussi dégénérée, chez qui ne subsiste aucune vertu humaine pour les distinguer des créatures les plus viles ? Souffrirez-vous, vous dis-je, de recevoir le fouet de semblables mains ? 

A Tuscan, l’ancêtre de l’oncle Tom, le père de famille, soucieux des siens, qui prétend protéger de la vengeance des Blancs les femmes et les enfants, superbe, Oronoko, lassé d’avoir été berné, répond que qui vit sans honneur est indigne de vivre et évoquant Hannibal et les autres, en des guerres asymétriques, contre Rome, partis, remporte l’adhésion générale et déjà, horizon Suciedad, ce nouveau Spartakus parle de vie nouvelle.

Par-delà la mer s’en aller, fonder une colonie, jusqu’à ce qu’un navire, providentiellement échoué, ne les ramène au Pays. Chacun fait le serment de se battre jusqu’à la mort et de porter assistance aux femmes et aux enfants, qui seront eux aussi du voyage vers la Liberté. Las, armés de massues, d’épées rouillées et de fouets à neuf queues, les pires des Colons se mirent en marche. Promettant grâce et vie aux révoltés, ces brutaux isolèrent vite Tuscan, Oronoko et Imoinda, grosse de presque neuf mois, qui vaillamment, tous trois, de leurs flèches en vain, résistaient aux assauts. Les mutins, pour  la dernière fois, cédèrent aux mensonges des maîtres,  qui les firent fouetter jusqu’à ce que, de peau sur les os,  il ne resta plus une miette, en ces sortes de violences communes où tout homme, en un martyre odieux, se fait, avec ou sans religion, Christ.

Behn et les quelques hommes d’honneur de la Colonie, apprenant au réveil les nouvelles de la nuit, se ruent à leur chevet. Conseil tenu, aucune unanimité ne se dessina. Les méchants voulaient pendre les meneurs et particulièrement châtier César afin que son exemple ne servît désormais  à personne. César résolut, avec le plein consentement de sa noble épouse, de l’occire de ses propres mains afin que l’enfant à venir fût empêché de naître esclave. Ensuite il se vengerait et se donnerait la mort.

Je laisse à mon lecteur imaginer les adieux cornéliens de la courageuse Imoinda avant que l’Adoré ne lui porta le coup fatal, la main ferme et le coeur battant, lui tranchant d’abord la gorge, puis coupant la tête encore souriante du corps délicat qui portait le fruit du plus tendre amour […]  et la force qu’il fallut au héros pour déposer la Tant et Mieux-Aimée sur un tapis de feuilles et de fleurs jusqu’à devenir, Philoctète en proie à la fureur, un pauvre fol, luttant contre le chagrin, jusqu’à ce que les larmes éteignent le feu ardent de sa folie.

Avec Aphra Behn, naquit aussi le romantisme.

Aphra Behn, Trifry et les honorables blancs de la Colonie s’étant éloignés, Banister fit écarteler et découper, un à un, comme à la boucherie, les membres du noble jeune homme, afin que son martyre servit d’exemple aux Misérables qui, d’être encore humains, sous l’atroce férule du Profit, auraient à nouveau prétention. 

En un mot, le martyre de Guy Fawkes, membre et visage de la conspiration des Poudres, légitimement accusé de tentative de parricide contre le Roi Jacques Ier et le Parlement, appliqué à un homme d’honneur, à l’avance, inscrit, V comme Vendetta, le retournement dialectique de la traite d’ébène en racialisme.Pour ceux de mes lecteurs qui l’ignoreraient encore, le visage de Guy Fawkes, mis à mort de la plus ignominieuse des manières le  6 novembre 1605, sert aujourd’hui de modèle aux Anonymous, illustrant la maxime du développement durable : Rien ne se perd, tout se transforme  et étendant à l’histoire universelle le dernier vers du Grand Corneille : 

Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengé !

Surena, longtemps dédaigné, reprenait le canevas du Cid mais hélas le juste Don Fernand, premier roi de Castille, avait cédé la place à Orode, roi des Parthes, qui fit exécuter Surena, son Lieutenant, promu général de son armée pour l’exact « crime », qui avait été celui de Don rodrigue del Bivar. 

Surena, aujourd’hui revisitée et relue, demeure, comparée avec juste raison au théâtre de Claudel,  la pièce du triomphe des vaincus ! En ce temps-là, auteurs et lecteurs savaient, derrière un mot, un nom, cacher et décrypter une pluralité de sens. Aussi en nommant Eurydice, l’amour de Surena, Corneille faisait-il de Surena un avatar d’Orphée, poète et gardien de la mémoire humaine, pour juste compensation de la finitude.

La vengeance posthume gît donc, entière, dans les mains du poète, de l’aède : Oronoko et Imouida, Antar et Abla, Roméo et Juliette, Surena et Eurydice, pour l’éternité réunis, quand le monde déjà a oublié les noms de leurs bourreaux. 

Oroukono, Solitude, Louverture, Spartakus, Surena, Fawkes et tant d’autres ne sont morts que pour les morts.

Lisant, relisant ce livre somptueux, le critique aura beau passer le texte au peigne fin, il ne trouvera mot ni idée, qui puissent être taxés deféministes ou illustrer la fierté noire.

Imoinda se soumet au Roi et à son amant et jamais le lecteur ne la voit prendre aucune initiative, quant à Oronouko, sa qualité de noir n’en fait nullement un homme différent d’aucun autre. Orgueilleux, la métis nécessaire au Prince lui manque cruellement. Il a aussi, un instant, préféré l’honneur du guerrier à l’amour de l’Aimée, la conduisant, par son absence de réflexion, à être emmenée en esclavage. Un autre, Antar par exemple, eût enlevé son Abla, avant que le vieux Roi ne la souille ou ne la punisse d’un désamour par trop légitime. Aussi sans cesse, le lecteur le surprend gémissant et pleurant, promettant de mourir qui toujours se relève, jusqu’à mourir, non de sa main et de sa volonté mais vaincu par la malignité. En ces détails, réside la valeur de ce roman, qu’on aurait tort de ne lire qu’à titre de « curiosité » , estimant que le sujet seul mériterait attention.

Français, vous devriez lire ce rare roman ! 

Surtout à genoux exiger le pardon des Précieuses pour avoir négligé leurs romances, matrice de l’œuvre d’Aphra Behn. Longtemps, vous moquâtes leurs lecteurs, Eric Rohmer en tête, tôt suivi de Demy, toujours préférant les vertus viriles d’une langue sèche et âpre, aboyeuse d’ordres et de maximes, avant de vous vautrer dans le sentimentalisme racialiste d’un Céline, incapable d’user de cette légèreté qu’il enviait tellement aux danseuses et dépourvu de ce bon vieux bon sens, si admiré chez la mère-grand dont il prit, lieutenant Destouches, faux trépané de guerre, pacifiste et traitre à sa patrie, le nom, pour s’en aller banqueter à la table de l’Ennemi afin d’éviter à l’Europe de s’enjuiver, se négrifier ou se brider.

En son horreur même, le mouvement Blacks live matter constitue l’injuste réponse du berger à l’ignoble bergère, dont l’intelligence sensible des Précieuses frondeuses et de leurs rares disciples aurait pu sauver la France du tyran Soleil.

Du roman de Dame Behn, comme un des ultimes cercles concentriques, demeuré d’un jet de pierre, jugé à tort insignifiant…

Ce n’était, chère Lionne du Salon bleu, chère Grande Mademoiselle, chère Madeleine, qu’une fronde, demain une révolution : l’avènement du Parricide majeur, le creusement de cette grande fracture dont Vichy constitua le principal hapax géologique et dont notre quotidien découvre chaque jour de nouvelles failles.

Ad libitum.

Sarah Vajda

Il existe plusieurs éditions françaises disponibles, mais beaucoup moins qu’en anglais où le texte est un classique alors qu’il est de ces classiques à toujours découvrir…

en édition de poche :

Aphra Behn, Oroonoko, l’esclave royal, une histoire véridique, traduit pas Gilles Villeneuve, présenté par Youmna Charara, Flammarion, « GF », octobre 2009, 220 pages, 6,40 eur

en édition de bibliophile :

Aphra Behn, Oronoko, l’esclave royal, adapté de l’anglais par Pierre-Antoine de La Place, préface de Francoise Vergès, édition établie, annotée et postfacée par Bernard Dhuicq, 190 pages, 14 eur

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