Zone critique, deux essais de Bruno Latour en un album

Depuis sa mort en octobre 2022, les analyses de Bruno Latour, à la fois sociologue, anthropologue et philosophe, en un mot penseur de l’action de l’homme au sein du Nouveau Régime Climatique, continuent de féconder les esprits.

Parmi ces émules, le dessinateur Philippe Squarzoni, propose dans l’album Zone critique, initié avec Bruno Latour lui-même, une « adaptation » en album de deux de ses essais : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? de2017 et Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres de 2021.

« Vivre dans une zone critique, c’est apprendre à durer un peu plus longtemps, sans mettre en péril l’habitabilité des formes de vie qui vont venir ensuite. » (B. Latour)

Une pensée globale de la place de l’homme

Pour le dessinateur qui axe généralement son travail sur la critique sociale et politique, il ne s’agit pas seulement de vulgariser une pensée et de la diffuser plus largement. Bruno Latour accordait une place importante aux arts, et sa pensée recourant à des figures iconiques et verbales, son champ de réflexion interdisciplinaire, et sa volonté d’activer la pensée du lecteur s’accordent aux possibilités multiformes qu’offre l’album.

La caractéristique des partisans d’un changement radical de mode de vie, dont il faisait partie, est de réfléchir globalement à la place des hommes sur la planète. Non seulement dans leurs rapports entre eux, au sein des espaces urbains et socio-politiques, mais aussi avec tout ce qui fait partie de l’écosystème, y compris ce qui paraît inerte à l’œil nu, comme les ressources naturelles.

La force de son discours répond à un sentiment d’impuissance grandissant et de « presque déjà trop tard » qui tend à montrer que l’action est possible avec un nouveau rapport des forces agissantes, matérielles et intellectuelles.

« Le décor, les coulisses, le bâtiment tout entier sont montés sur les planches et disputent aux acteurs le rôle principal. »

« Pour s’en sortir

… il faut donc sortir de l’idée de sortir « dehors »

… il s’agit d’habiter le même lieu d’une autre façon. »

Une pensée qui se prête à la mise en images

C’est pourquoi l’usage des métaphores est si prégnant dans ses textes. Celle de l’atterrissage d’une part, prend son sens dans un espace terrestre et idéologique, tandis que l’orientation ne signifie pas banalement se mettre dans tel ou tel sillon de groupes politiques existants, il s’agit en effet de trouver, d’inventer son orient, de sortir d’une impasse. Ainsi le confinement est analysé comme une expérience enrichissante et un outil de pensée pour, d’homme ou de citoyen, renaître habitant de la terre, en « terrestre ».

L’album intègre des schémas et graphiques présents dans les livres pour symboliser des forces en présence, les interprétations différentes d’un même concept :  ceux de « globalisation » et de « local » en premier lieu, seraient à redéfinir, repenser, à articuler avec un troisième et nouveau vecteur « le terrestre ».

« Pour pouvoir commencer à décrire objectivement, rationnellement, efficacement la situation terrestre, on a besoin de toutes les sciences, mais autrement positionnées. »

Un livre multiforme

Le livre, issu d’une collaboration jusque dans son édition, recourt donc à des formes diverses, afin de multiplier les angles d’approche, sans lasser par ce qui serait une succession de vignettes narratives ou explicatives. Il est rythmé visuellement par une alternance de tonalités de couleurs différentes qui correspondent à des modes discursifs variés : doubles-pages explicatives, rappels historiques, vignettes narratives. Mais le fil principal et esthétiquement réussi immerge dès le début le lecteur dans les sensations et pensées d’une jeune femme masquée (du masque du confinement) qui cherche sa place dans cette nouvelle configuration à la fois écologique et politique. Elle est censée représenter les interrogations du lecteur.

Les mouvements fluides de la silhouette de cette femme qui représente tout corps biologique sont visuellement très réussis. Episodiquement, on quitte ce vécu universalisant pour des pages plus journalistiques censées rappeler des faits marquants : ainsi une sorte de reportage en BD pour nous immiscer dans des situations concrètes comme celle des soignants lors de l’épidémie de COVID. Dans des pages plus engagées et ouvertement situées politiquement, Philippe Squarzoni recourt à des « icones » de l’espace public qu’il intègre comme signes et symboles :  se pose alors un regard critique sur la ville, les photos de presse, les messages publicitaires.

Cette multiplicité de formes permet généralement d’éviter le discours trop militant et de rappeler un passé proche qu’on aurait presque oublié, un nouveau désastre chassant l’autre ou occultant un problème de fond.

La « zone critique » est cette limite fragile et menacée qui devrait faire l’objet de tous nos soins : la préserver comme film protecteur ou comme espace de jugement est primordiale, tel est le message de ce livre hybride et stimulant.

Florence Ouvrard

Philippe Squarzoni & Bruno Latour, Zone critique, La Découverte – Delcourt, octobre 2024, 192 pages, 27,95 euros

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