C’est le cœur qui lâche en dernier de Margaret Atwood
La romancière, poétesse et critique littéraire canadienne Margaret Atwood est souvent présentée comme celle qui a anticipé l’Amérique de Donald Trump avec La Servante écarlate. Celle qui a fait de la dystopie sa marque de fabrique revient avec C’est le cœur qui lâche en dernier, un roman surprenant, sombre mais aussi délicieusement grinçant.
Bienvenue à Concilience
Stan et Charmaine, jeune couple de la classe moyenne américaine, ont été touchés de plein fouet par la crise économique qui consume le pays. Alors que Stan est sans emploi, Charmaine est serveuse dans un bar miteux où se côtoient routiers et prostitués. Réduits à vivre dans leur voiture, Charmaine trouve la solution à tous leurs problèmes : la ville de Concilience. Une vie de rêve, une belle maison, un travail mais un mois sur deux. L’autre mois, ils le passent en prison, travaillant pour la communauté, tandis qu’un autre couple prend leur place. Mais dans ce monde si bien rôdé, il n’y a pas de retour en arrière et tout désir, toute déviance est rejetée. Une routine s’installe donc mais les rouages vont se gripper lorsque Stan tombe sur un mot tombé sous son frigo : « Je suis affamée de toi ». Fou de désir, il n’a plus qu’une obsession : trouver cette femme et devenir l’objet de son désir.
Condamnés + résilience = concilience
Jusqu’où peut-on renoncer à ses libertés au nom de la sécurité ? Cette question fait partie des thèmes de prédilection de Margaret Atwood. Pour réguler la société et lui garantir la sécurité, la tentation est grande de limiter les libertés. Mais qu’il s’agisse de Gilead ou de Concilience, cela se termine inévitablement par une tyrannie. Ce discours est d’autant plus crédible que l’auteure applique une règle d’or à chacun de ses romans. Pour que tout soit vraisemblable, elle n’inclut rien que « l’humanité n’ait déjà fait ailleurs ou a une autre époque ou pour quoi la technologie n’existerait pas déjà ». Aussi, à l’heure où de plus en plus de mesures liberticides sont prises partout dans le monde, le discours de Margaret Atwood sonne encore une fois comme un avertissement et un appel à la vigilance. Le message est simple : la sécurité a un prix.
Vous voulez qu’on vous confisque vos décisions pour ne pas être responsable de vos actes ? C’est parfois tentant. »
Un soupçon d’humour dans un monde de brutes
Mais là où La Servante écarlate livrait un univers très sombre, C’est le coeur qui lâche en dernier nous emporte dans un univers certes angoissant mais non dénué d’une certaine forme d’autodérision et d’un humour grinçant. Ainsi les personnages de Stan et de Charmaine sont tragi-comiques, oscillant entre situations dramatiques et cocasses. Stan déguisé en Elvis enfermé dans une boîte et s’urinant dessus, voilà qui a de quoi faire sourire le lecteur. Digne d’une bonne pièce de Feydeau, certaines scènes prêtent carrément à rire. Ces cocasseries permettent de compenser le style distant et haché qui déroute parfois.
Il aimerait bien être l’objet de cette surexcitation, plutôt que le lave-vaisselle sur lequel elle s’extasie à présent comme si c’était un chaton. »
Prévu à l’origine pour revêtir une forme sérialisée pour un éditeur numérique, C’est le coeur qui lâche en dernier pourrait suivre l’exemple de The Handmaid’s Tale ou encore de Captive et être adapté sous forme de série. Une pure Margaret Atwood comme on les aime.
Clio Baudonivie
Margaret Atwood, C’est le coeur qui lâche en dernier, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, 10/18, août 2018, 480 pages, 8,80 euros