Charlie Chaplin, Mon tour du monde

Je suis Charlot

Une curiosité. Mon tour du monde est le récit d’un voyage effectué par Chaplin au début des années trente, mais ce texte a dû attendre quatre-vingts ans pour retenir l’attention d’un éditeur français. D’une certaine manière, la réponse à cette énigme est « à l’intérieur ».

En 1931, Charles Chaplin décide de quitter les États-Unis pour retrouver quelques semaines durant son Angleterre natale. On dirait aujourd’hui ‒ puisque les néologismes affreux ne font pas peur ‒ « pour se ressourcer ». Ses Lumières de la ville ont attiré un très large public, mais quelque chose lui dit que l’arrivée du parlant va le forcer à repenser son cinéma. À ces préoccupations d’ordre professionnel s’ajoutent un certain nombre d’ennuis personnels. Et c’est sans doute cette inquiétante conjonction astrale qui fait que le voyage initialement prévu pour durer quelques semaines durera en fait plus d’un an et couvrira la planète entière.

À son retour aux États-Unis en juin 1932, le globe-trotter est engagé comme pigiste par le magazine The Woman’s Home Companion, qui veut un récit de voyage. Mais ce pigiste n’est pas à proprement parler un débutant : cinq ans plus tôt, il a déjà publié un livre relevant de ce genre et intitulé My Trip Aboard (ou My Wonderful Visit, pour l’édition anglaise). Sa nouvelle odyssée est dans un premier temps livrée aux lecteurs sous la forme d’un feuilleton de cinq épisodes ; l’ensemble est regroupé un peu plus tard en un volume, sous le titre A Comedian Sees the World. Curieusement, alors que My Trip Aboard a fait l’objet de deux traductions françaises (toutes deux intitulées Mes voyages) à près d’un siècle d’intervalle, il a, sauf erreur, fallu attendre 2014 pour que ce Comedian connaisse une VF et devienne Mon tour du monde.

Citation de critique à l’appui, la quatrième de couverture de la récente réédition de cet ouvrage dans le Livre de Poche entend nous persuader que nous tenons là « un document jouissif ». Jouissif, vraiment ? L’abyssal ennui que distille la lecture de ces deux cents pages ferait plutôt comprendre pourquoi on a attendu si longtemps avant de les gratifier d’une traduction française. Mais il faut être honnête : cet ennui devient fascinant dès lors qu’on s’interroge sur ce qui le cause et le construit, car, oui, il y a dans cette affaire une véritable architecture du vide. Ce n’est pas que Chaplin n’ait rien à dire : c’est que volontairement, sciemment, malicieusement, il s’abstient de dire. Bornons-nous à citer deux exemples. Le premier, c’est sa rencontre avec Mussolini. Bien avant qu’il n’arrive à Rome, le Duce manifeste son intention de s’entretenir avec lui (évidemment, nul ne sait encore que Chaplin sera un jour le réalisateur du Dictateur !). Mais le Duce est très occupé. La rencontre n’est même pas brévissime… Elle n’aura pas lieu du tout. Ce qui n’aura pas empêché le narrateur de nous la faire attendre plusieurs pages durant. « Une attente qui se résout subitement en rien », aurait dit Kant.

 

Mahatma Gandhi et Charlie Chaplin, Londres, 22 septembre 1931

 

L’autre exemple est la rencontre avec Gandhi. Celle-là a bien lieu, mais outre le fait qu’elle est parasitée par un grand nombre d’intermédiaires qui prétendent exprimer les opinions et les volontés des intéressés mieux que les intéressés eux-mêmes, Chaplin le narrateur crie pour ainsi dire cut ! au moment où commence son dialogue avec Gandhi. Nous n’aurons droit qu’au compte rendu qu’il fait quelques jours plus tard de cette rencontre devant une poignée d’aristocrates britanniques lors d’un dîner mondain ‒ compte rendu très vain, dans tous les sens du terme : l’évocation de cet événement a été pour lui l’occasion de briller en société, nous fait-il comprendre, mais bien malin qui peut dire ce qu’il a raconté à ses interlocuteurs.

En fait, et c’est là que réside l’intérêt de ce livre, chaque page nous fait penser à ces enfants qui se hâtent de briser les jouets qu’ils avaient si ardemment convoités. Le paysan parvenu n’a que mépris, non pour l’ascension qu’il a su réaliser, bien sûr, mais pour les très illusoires sommets jusqu’où il s’est hissé. A comedian sees the world, mais le monde, sous quelque angle que ce soit, n’est pas plus vrai que les décors dans lesquels Chaplin exerce son métier. Il nous confirme que all the world’s a stage, et sans doute convient-il de trouver là l’une des raisons fondamentales de l’universalité de son succès ‒ et accessoirement de l’incompréhension et de l’hostilité maccarthyste qu’il a pu susciter : il est difficile de séparer chez lui fiction et autobiographie, puisqu’il ne croit pas vraiment lui-même à ce great American dream dont il est pourtant l’une des plus fameuses illustrations.

 

 

D’une certaine manière, ce récit est comme le brouillon du film Un roi à New York ou comme la première version de certains paragraphes désabusés de My Autobiography (Histoire de ma vie), publié par Chaplin en 1964. On n’a pas oublié les pages de ces mémoires dans lesquelles il évoque sa rencontre avec Cocteau sur un paquebot transatlantique. Les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre, jurent de se revoir, mais, passé ces bouleversantes effusions, ils jouent pratiquement à cache-cache pendant tout le reste de la traversée pour éviter de se retrouver, tant ils craignent de n’avoir rien à se dire.

Cependant, n’y avait-il pas dans ces manœuvres d’évitement le signe d’une réelle complicité ? Le même Cocteau qui déclara que « Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo » avait sans doute senti que Chaplin était un sage qui n’arrivait jamais à oublier tout à fait que Charles, voire Sir Charles, était d’abord Charlot (1). Chaplin demeurait en tout état de cause, comme le disait si bien le titre d’un documentaire de Richard Patterson sorti en 1976, «  le Gentleman Vagabond ».

 

FAL

 

Charlie Chaplin, Mon tour du monde, traduit de l’anglais par Moea Durieux, Livre de Poche n° 34683, oct. 2017, 6,90 euros

 

(1) Précisons  que Chaplin détestait qu’on l’appelle « Charlie » (VO de « Charlot ») dans la vie de tous les jours. Il tenait à son vrai prénom, « Charles ».

 

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