Le Diable à Westease, quand Vita pastiche Agatha


Difficile à quelqu’un qui ne connaît qu’assez mal Agatha Christie de mesurer l’intérêt véritable de ce curieux presque pastiche d’Agatha par Vita. Presque, tout est dans le « presque », ce qui m’autorise une nouvelle fois à m’incliner devant Le Diable à Westease de Dame Vita et à lui tresser couronne de lauriers. 

Octobre 1945. Un vétéran de la RAF, par ailleurs romancier à succès d’un premier livre, La Quête, 50. 000 exemplaires vendus, découvre par hasard un ravissant village idéal-typique de la fameuse, trop fameuse, campagne anglaise, décide sur le champ d’y acquérir un moulin et de s’y installer durablement. « Un village avec vue », surtout un village pas encore désâmé et souillé par le tourisme. Tout ici en effet concourt à dissuader l’intrus de s’y arrêter : la taille de l’auberge curieusement baptisée Le Prince sans tête ne compte que deux chambres ; un seul salon de thé, pas très vaste, surtout aucun transport à moins de cinq kilomètres… 

La guerre aussi l’a dédaigné, quoique pas mal de jeunes gens ne soient jamais rentrés. Roger Liddiard, narrateur de ce roman composé à la première personne, tombe éperdument amoureux de Mary Gatacre, amazone émérite, fière cavalière et néanmoins fille de pasteur. La victime. Quoi de mieux qu’un pasteur en guise d’agneau sacrificiel. 

Apparemment, nous sommes chez la Christie et il faut trouver le meurtrier. Au choix, Le Professeur, vieux solitaire, sa gouvernante Mrs Payne, Wyldbore Ryan, un peintre renommé, immédiatement devenu la bête noire du narrateur, 

Je l’ai détesté à la seconde même où je l’ai vu. Il était grand, brun, mince ; négligé, les cheveux coupés court, la peau jaunâtre, une tête ronde… Des mains sales, presque déformées par la boue qui les recouvrait. Il se tenait très droit, la tête haute, l’air arrogant d’un guerrier sûr de son bon droit, mais pas d’un soldat ordinaire, plutôt d’un mercenaire, un condottiere endurci, sans pitié. Pas vraiment le genre artiste ni le style d’homme qu’on aimerait avoir pour ennemi — dans la vie de tous les jours comme à la guerre. 

la belle Mary, sa mère, malade chronique, perpétuellement mourante et revivant toujours Il va sans dire que Chocolat, le setter roux du narrateur, ne figure pas dans la liste des possibles suspects. Sackville est retorse au sens où Flaubert le fut. Aussi insidieusement et sûrement, l’enjeu change-t-il d’axe comme la terre dans le dernier opus de Jim Jarmusch, qui a si fort déplu à ces Messieurs de France-Culture et la Sackville déploie des dons de romancière contemporaine, qui n’ont rien à envier à ceux d’un Queneau ou d’un Perec. Elle parle atelier, construction, dégomme les effets, sort sa palette, imprime, supprime couleurs et effets, offrant à son lecteur un livre tel que depuis la nuit des temps les lecteurs en rêvent, un premier degré pour l’amateur de fiction et un second pour les amants de la littérature, considérée comme un artisanat. Work in Progress, making off. Un merveilleux bonbon acidulé à l’arsenic … littéraire et seulement littéraire.  Pêle-mêle, au delà de la forme roman policier, les notions de crime parfait, de réalisme, de virtuosité, d’identité de l’auteur etc. se voient subtilement mises en débat dans l’exact temps où le lecteur lit  effectivement  un pastiche d’Agatha Christie…    

 Qui est vraiment le meurtrier ? Celui que le lecteur ou plus exactement le héros, traumatisé de guerre, lui découvre ou l’auteur, la facétieuse Vita ? Au lecteur de décider. À lui, de se livrer au mode d’exégèse qui lui plaira.  À lui, de recomposer le puzzle. Celui-ci, la vie reposant toujours sur le principe d’incertitude, s’avérera incomplet. Seule la mort est parfaitement ronde comme cet œuf ou ces lentilles que les juifs orthodoxes servent aux banquets funéraires, voulant sans doute par là matérialiser l’imperfection nécessaire de la vie. À toute œuvre, ajoutent les artistes, qui eux aussi ont comme ambition de recréer un fragment vivant qu’on appelle roman, lui aussi marqué du sceau du bancal, du brisé, du fissuré, la cloche fêlée de Baudelaire, la lyre où il manque une corde de Chateaubriand … 

Voilà qui devrait convaincre mon lecteur d’acquérir et de lire jusques à son extravagant et génial post-scriptum ce romancelet, cet opus, salué par une journaliste de l’Express comme « un délicieux polar à la saveur britannique » et de méditer sur la multiplicité des dons de Dame Sackville-West, aussi à l’aise dans la littérature de genre qu’elle le fut dans d’autres. Au nombre déjà, une féerie libertaire consacrée à la moins glamour des saisons de la vie, Toute passion abolie ; une réécriture de la Princesse de Clèves, Haute Société ; aussi avec La traversée amoureuse, son dernier roman, un bref résumé de l’art jamesien d’une élégance et d’une violence à couper le souffle ; un roman barrésien L’Héritier… 

Il faudra bien que quelque jour quelqu’un méditât sur l’étrange confiscation de sa voix par sa célèbre amante et sa cohorte de dociles caniches universitaires, comme sur l’étrange volonté des mêmes à vouloir ne faire d’elle qu’une écrivaine mondaine, leur refus d’admettre le génie contenu dans l’exercice de « la frivolité grave ».  Surtout s’atteler à arpenter l’écart entre forme et récit… signant la disparition de la stupide et canonique distinction entre raconteur d’histoires et écrivain.  

Ma future propriété, mi grange mi maison, un toit en bardeaux, une structure simplissime, peinte en blanc, des volets d’un bleu délavé. Une illustration sortie des pages d’un conte de fées plutôt qu’un bâtiment utilitaire bien réel.  

Sur cette description du moulin de Roger Liddiard et de la chambre à soi de Dame Sackville, je t’abandonne, cher lecteur, au seul plaisir du texte. 

Sarah Vajda

Vita Sackville-West, Le Diable à Westease, traduit par Micha Venaille, Autrement, février 2014, 176 pages, 16 eur

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