Coupez ces versions longues !

Depuis l’apparition des premiers Laserdiscs sur le marché, au début des années quatre-vingt-dix, on ne compte plus les bonus accompagnant nos films favoris : making of, bandes-annonces, scènes coupées et autres commentaires audio. Libre au public, d’ailleurs, de les consulter ou non. Mais parmi tous ces bonus, il en est un qui pose problème, surtout quand il est imposé (ce qui est contradictoire avec le concept de bonus !) : c’est le film dans une nouvelle version, en général plus longue que celle sortie en salles. 

James Cameron a notamment conforté cette mode avec les versions longues en Laserdisc de Aliens, Abyss et Terminator 2. Tous les studios se sont depuis engouffrés dans la brèche et nous avons eu droit aux versions longues de L’Exorciste, 1941, Apocalypse Now, Alien, E.T., Amadeus, Gladiator, Danse avec les loups, etc.

Mais, me direz-vous, où est le problème ? N’est-il pas réjouissant d’avoir accès à ces versions inédites ? Ne correspondent-elles pas au premier montage du réalisateur (le fameux director’s cut), avant que le studio, « bassement mercantile », réduise la durée du métrage à deux heures ou deux heures quinze, afin de multiplier les séances ? Eh bien, ce n’est pas si simple. 

 

 

Certes, je serai le dernier à dire qu’il ne faut pas respecter le travail d’un cinéaste mais on peut raisonnablement penser que, dans la dernière ligne droite avant la sortie en salles, et après avoir vu son film des centaines de fois en compagnie de son monteur, un cinéaste perde son objectivité et ne voie plus les longueurs, les scènes inutiles qui ralentissent le rythme, surtout quand celles-ci lui ont donné du fil à retordre. 

C’est alors que le studio, cherchant logiquement à se mettre à la place du public, pratique quelques coupes, souvent d’ailleurs avec l’accord du cinéaste en question, qui est obligé de se rendre à l’évidence : un film, comme disait joliment Truffaut, est un train qui file dans la nuit. De ce point de vue, les passagers/spectateurs qui ont payé leur ticket veulent être emportés d’un point A à un point B sans avoir à subir les ralentissements ou les détours. D’ailleurs, ce n’est pas qu’une question de rapidité mais de rythme : quand on monte dans le TGV/blockbuster, on veut foncer ; quand on monte dans l’Orient-Express/chronique intimiste, on veut s’attarder sur les gens et le paysage.

 

 

C’est visiblement ce que n’a pas compris Cameron : ainsi, dans Aliens version longue, toutes les scènes du début montrant Ellen Ripley en manque d’enfant (elle a erré trop longtemps dans l’espace et sa petite fille, restée sur Terre, a vieilli avant elle) sont belles mais elles sont inutiles et cassent le rythme : sans avoir vu ces scènes, les premiers spectateurs de 1986 avait parfaitement compris, entre les lignes, que la petite Newt est un substitut d’enfant pour Ripley. C’était intégré à l’action, donc plus subtil. De même, dans Abyss version longue, les scènes finales du tsunami contrôlé par les E.T. sont grandioses, mais elles nous éloignent du vrai sujet : Orphée remontant Eurydice du royaume des morts. 

Dans mon article sur L’Exorciste, j’ai déjà démontré que la version longue de Friedkin, en 2000, était un cas d’école : ou comment le cinéaste, en remettant des scènes explicatives coupées en 1973, a rendu son film moins effrayant ! Une véritable leçon, a contrario, sur le pouvoir d’un montage court et percutant, sur la puissance extraordinaire d’une ellipse (voir la fin originale).

Même chose pour des chefs-d’œuvre récompensés comme Apocalypse Now, Amadeus ou Danse avec les loups, films longs mais au rythme parfait qui, avec le rajout ou le développement de personnages secondaires (1) deviennent soudain déséquilibrés, voire… ennuyeux !

Bref, quand un film a déjà trouvé son rythme, quand il est un classique instantané et reconnu comme tel par tous, dès le départ, il est totalement inutile, voire criminel, de le toucher, surtout si cette seconde version devient la seule en circulation. Hélas ! combien de gens doivent se dire aujourd’hui que Danse avec les loups est un film interminable alors qu’à l’époque de sa sortie (j’y étais, je l’ai entendu) les gens n’en avaient pas assez malgré trois heures de projection ? Ils en voulaient plus, mais cette frustration était saine et stimulante pour l’esprit. 

 

 

Alors, bien sûr, il y a des exceptions : des grands films dont le studio a totalement brisé le rythme en sacrifiant des scènes. Ainsi de la Fox qui, d’un commun accord avec Ridley Scott, a supprimé le personnage de l’enfant roi dans Kingdom of Heaven. Résultat : une demi-heure « économisée » mais un personnage, celui de la mère (Eva Green) qui devient par conséquent un peu superficiel (et pour cause !), faisant perdre toute sa mélancolie au film. Ici, c’est indéniable, la version longue, c’est-à-dire le director’s cut, transfigure réellement le film. Même constat pour la version intégrale de La Porte du Paradis, qui redonne au récit son ampleur romanesque.

Enfin, comment terminer cette réflexion sans évoquer La Splendeur des Amberson (1942) d’Orson Welles, la plus grande perte de l’histoire du cinéma ? Tous les participants, notamment le monteur Robert Wise qui a travaillé sur la version intégrale de deux heures trente (2), s’accordent à dire que c’était encore plus beau et plus profond que Citizen Kane. Mais le studio RKO n’a pas voulu d’un « film d’art » et a détruit ce director’s cut. Welles a cependant emporté une copie de travail au Brésil pour fignoler son montage, pendant le tournage de It’s All True. C’est cette copie que l’on recherche toujours aujourd’hui…

 

 

Et là, je dois l’avouer : malgré toutes mes réserves précédentes, si l’on me disait qu’on vient de retrouver miraculeusement, au fin fond d’une cave brésilienne, la version longue de La Splendeur des Amberson, je m’envolerais aussitôt pour Rio !…

 

 Claude Monnier 

(1) Ce sont par exemple les playmates et les Français dans Apocalypse Now ; le bourgeois et ses chiens dans Amadeus ; ou bien les premiers soldats en territoire indien, avant l’arrivée de Costner, dans Danse avec les loups.

(2) Le film a été réduit par le studio à une heure vingt-cinq.

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