Dernière crise avant l’apocalypse, entretien avec Jean-Baptiste Giraud

Jean-Baptiste Giraud est un journaliste spécialisé dans l’économie. Pendant un temps, présentateur de la matinale sur BFM-TV (1995-2003), aujourd’hui, intervenant régulier sur les plateaux de CNews, il est le fondateur du journal gratuit l’Économie matin en 2004. Il publie un livre édifiant, Dernière crise avant l’apocalypse, avec la collaboration de Jacques Bichot, économiste, professeur des universités, membre honoraire du Conseil économique et social, dans lequel ils montrent que la France n’est pas bien loin de l’effondrement général. Proche de la paralysie, de l’engorgement économique, de l’ensauvagement. Grâce à ce document fouillé, argumenté, on comprend que les urgences de notre pays devront être prises en compte par les candidats aux élections présidentielles de 2022.  

Entretien

Lorsque j’ai pris connaissance de votre livre, j’ai d’abord cru à un canular. Un titre imprécateur, une couverture digne d’un blockbuster américain de type film catastrophe, présentant un champignon nucléaire et le symbole « € » en flammes. Bref, le document dépressionniste, alarmiste, digne de ce que certains dans les milieux du politiquement correct appellent un peu hâtivement la « fachosphère ». Et puis, quand on prend la peine de lire votre ouvrage, écrit avec Jacques Bichot, on change assez vite d’avis. Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ? 

Souvent on décide d’écrire un livre parce que c’est le livre que l’on aurait aimé lire sous la plume de quelqu’un d’autre. Il se trouve que j’ai lu un certain nombre de livres pendant cette période de crise et que j’ai été assez déçu par ce que j’y ai trouvé, et surtout par ce que je n’y ai pas trouvé.

D’où le découpage en une douzaine de chapitres qui sont autant de questions fondamentales auxquelles il faut, à mon sens, absolument répondre ou éclairer sous un jour nouveau.

Pourquoi ce titre ? Allez demander à l’éditeur, c’est son créneau le titre des livres. Moi, je lui ai dit de quoi je voulais parler, pendant, et après la crise sanitaire, qui a le défaut ou l’avantage de masquer les vrais problèmes auxquels notre civilisation et l’Occident en particulier sont confrontés. Cela vous explique aussi pourquoi « maintenant ». Tout le monde regarde le doigt, personne ne voit la forêt en flammes derrière.

Lorsqu’on vous lit, on prend conscience du nombre de crises majeures qui nous menacent : dévaluation de la monnaie, le « quoi qu’il en coûte » de Macron qui « rentrera dans l’Histoire » comme vous l’écrivez si bien, et qui nous ruine, les crédits mal conçus ou la crypto-monnaie, (vous précisez d’ailleurs que chaque bitcoin coûte « 9000 dollars en équipement et en énergie »), notre législation des retraites par répartition, bref, le premier signal d’alarme que vous tirez c’est notre endettement record, qui rejoint d’ailleurs celui de la plupart des pays. Ma question, c’est pensez-vous que dans dix ans nous serons tous ruinés ?

Nous sommes déjà ruinés, puisque nous sommes totalement criblés de dettes. Les communistes, les insoumis, certains socialistes même disent qu’il suffit de ne pas les rembourser : ils oublient que le premier créancier, c’est l’épargnant français…. Ne pas rembourser tout ou partie de la dette c’est d’abord ruiner tout ceux qui détiennent un bout d’épargne, essentiellement d’épargne retraite par le biais de l’assurance vie. 

Les seuls riches de l’histoire, putatifs je précise, ce sont ceux qui ont réussi à acheter une maison ou un appartement, dans un secteur géographique recherché faut-il le préciser, et qui ont déjà commencé à en rembourser une bonne partie. S’ils vendent leur bien demain, une fois la banque remboursée de ce qu’il restait comme mensualités de crédits, ils disposent de quelques dizaines ou centaines de milliers d’euros devant eux, en fonction du bien vendu et de sa localisation. 

Nous sommes ruinés, car nous ne sommes pas capables de financer les retraites, la Sécurité Sociale, la solidarité nationale, avec les impôts et taxes faramineux qui sont levés tous les ans en France, parmi les plus élevés au monde.

Nous sommes ruinés, car nous avons accumulé en une petite vingtaine d’années plus de 1000 milliards d’euros de déficits commerciaux, et que cela va continuer et s’aggraver. L’écart de notre balance commerciale avec nos voisins allemands est même de 2000 milliards d’euros sur la même période. 


Nous sommes ruinés, car nous ne sommes pas capables d’anticiper ni tout simplement de faire face au raz-de-marée du 4e âge et de la dépendance qui l’accompagne.

Nous sommes ruinés parce que nous nous endettons tous les ans un peu plus, pardon, beaucoup plus, et ce depuis le milieu des années 70, sans qu’aucun homme politique n’ait eu jusqu’ici le courage de prendre les décisions qui s’imposent pour faire refluer cette dette. Tous l’ont alourdie, certains sont parvenus à la stabiliser pendant une ou deux années de suite avant que la folie ne redémarre, aucun n’a commencé à rembourser. 

Plus grave. Nous sommes une génération élevée dans l’idée qu’il n’y aura plus jamais de guerre, que nous serons jusqu’à la fin épargnée par ce qui aura été la bête noire des anciennes générations. Or, rejoignant peut-être les thèses d’Éric Zemmour sur le sujet, vous citez le fameux « piège de Thucydide » qui explique qu’une nation montante et une nation déclinante sont condamnées à s’affronter, annonçant par là une guerre entre les États-Unis et la Chine. Or, on sait tous, et vous l’expliquez très bien, que la bataille commerciale entre les deux géants a déjà commencé depuis longtemps. Mais le plus important n’est pas là. Croyez-vous vraiment à cet embrasement ? Ne serait-ce pas le signe de la fin ?

C’est surtout le sens de l’histoire de l’Humanité, faite de périodes d’affrontements succédant à des périodes de calme. Si l’on met de côté certains conflits régionaux, intervenus lors de ces trente dernières années, dont les conséquences sont pourtant plus que sensibles y compris chez nous, nous avons vécu tout de même une période assez calme, depuis la fin de la guerre, du côté occidental. Bien évidemment, les peuples de l’Est, asservis pendant des décennies, ont une vision totalement différente de cette période, et je ne vous parle pas des chinois, et des autres peuples asiatiques soumis au joug communiste. 

L’affrontement entre la Chine est les Etats-Unis, les deux super puissances, diamétralement opposées à tous les points de vue, ne fait pas de doute. Toute la question est de savoir, à quoi ressemblera-t-il ? Allons nous revivre une période identique à celle de la « guerre froide », au prétexte que les protagonistes sont contraints par les mêmes limites ultimes, à savoir l’impossibilité de l’escalade sachant que le recours au feu nucléaire signifie le match nul pour tous les participants ?

Il ne vous aura pas échappé que les grandes puissances nucléaires, Russie et Chine en premier, mais aussi la toute petite Corée du Nord, montrent leurs muscles en procédant à des essais de missiles supersoniques, qui bouleversent totalement la théorie d’emploi de l’arme atomique. Pour la première fois, un adversaire peut-être anéanti avant même d’avoir appuyé sur le bouton pour répliquer à l’attaque qu’il vient de subir. D’autant plus facilement que le processus de décision de l’emploi de l’arme atomique, dans les démocraties, est infiniment plus compliqué que dans les pays communistes, sans parler de la nouvelle Russie qui se rêve de plus en plus héritière de l’URSS…

La crise Covid

Le Covid a été une sorte de crise, proche parfois de l’hystérie collective, on nous a parlé de notre santé, de se protéger les uns les autres, de sauver l’hôpital, néanmoins on a nettement moins parlé des gens, nombreux, qui ont été appauvris par la crise, et vous y consacrez quelques pages dans votre ouvrage. Or, avant les damnés du Covid, il y avait un autre type de damnés, ceux de la France périphérique, et qui se sont fait connaître en enfilant un gilet jaune. Vous écrivez que c’est « la bêtise d’une grande partie de l’élite administrative, l’ignorance des réalités et le mépris dont font preuve de nombreux membres de cette nouvelle noblesse en robe, bien plus que l’augmentation des taxes sur le carburant, qui ont provoqué le mouvement des Gilets jaunes », une élite où l’on y trouve surtout des gens « à l’intelligence modeste », dite-vous encore. Or, si les Gilets jaunes représentent un danger pour l’establishment, d’où sa diabolisation massive, ils sont surtout révélateurs d’une crise profonde, crise économique, crise de sens, crise sociale avec ces « jeunes inutiles » que l’on fabrique aujourd’hui, notamment avec l’intelligence artificielle qui se borne à concentrer l’emploi autour du numérique et laisse sur le carreau une grande partie des nouvelles générations, la chute de l’école, le chômage de masse (masqué par des statistiques bidonnés) que traverse la société française. Pensez-vous qu’il y a une issue, ou l’embrasement à terme sera-t-il fatal ? Est-ce qu’une réforme en profondeur de l’école, du travail et de la répartition des richesses est encore envisageable sérieusement ?

Il est évident et manifeste que plusieurs dizaines de millions de Français ne se reconnaissent pas dans la société qu’ils voient dans la petite lucarne. Prenez les publicités pour les automobiles, qui, pendant des décennies, s’adressaient d’abord au plus grand nombre : la R5, la 205, la Polo la Twingo avaient droit à leurs spots. Où sont passées ces voitures populaires ? Les constructeurs automobiles ne les promeuvent plus, car ils ne les construisent plus ou quand ils les construisent encore, ils n’ont pas les moyens de faire de la pub pour les vendre, tellement leurs marges sont faibles. Résultat, les Français de la France périphérique achètent des Dacia, et les Français qui roulent en BMW, en DS ou en Tesla les regardent avec mépris du haut de la portière de leur SUV électrique. 

Les mêmes publicités mettent en scènes des rurbains dans lesquels il est difficile de se reconnaître, tellement la sociologie des acteurs choisis pour ces saynètes, sorte de fables des temps modernes, est éloignée de la sociologie des Français.

Deux scénarios se présentent alors à nous. Soit, la fracture sociale, identifiée déjà depuis une vingtaine d’années, continue de s’ouvrir, et devient béante et même, impossible à combler. Tant que les arbitrages financiers rendront la vie de chaque côté de cette fracture supportable, alors, tout se passera pour le mieux possible. Mais si les arbitrages, à savoir, la taxation d’un côté, la redistribution de l’autre, deviennent manifestement de moins en moins acceptables pour l’une des deux rives, alors, ça va pêter. A écouter les leaders de la France Insoumise, pour ne citer qu’eux, c’est déjà insupportable. Si l’on s’en tient au seul sujet du logement, et de la valeur du patrimoine, on a envie de dire qu’ils ont raison, et depuis longtemps. Dans la plupart des grandes villes, un jeune, un jeune couple, ne peut pas se loger décemment, et encore moins devenir propriétaire dans des conditions et des délais raisonnables. 

Le deuxième scénario, c’est évidemment celui de la submersion des deux rives simultanément. Par la mondialisation. Par une crise financière. Par la victoire de la paresse, de l’oisiveté, de la société des droits sur celle du travail et des devoirs. 

Maintenant, bien sûr que des réformes capables d’empêcher tout cela sont possibles. On sait, globalement, ce qu’il faut faire. Mais le problème n’est pas tant de savoir ce qu’il faut faire, que de savoir ce que l’on peut faire, et surtout, ce qui sera acceptable et accepté.

Dernière question qui concerne ce que l’écrivain Renaud Camus appelle le « grand remplacement », repris par Éric Zemmour dans sa campagne présidentielle. Vous faites l’inventaire de la criminalité, de la délinquance, de l’insécurité qui règne en France, en n’hésitant pas reprendre la formule de Laurent Obertone « la France orange mécanique ». Vous montrez comment la justice est à bout de souffle, comment en France le droit des bourreaux prime sur le droit des victimes, comment le terrorisme islamiste embrasse notre pays, mais vous montrez surtout, chiffres à l’appui, comment le recul des naissances en France, depuis 1971, et le remplacement des européens par de nouveaux habitants jeunes et féconds, conduira à terme à ce « grand remplacement » tant annoncé, tant décrié dans la presse mainstream. Alors, si votre livre cherche à conclure par un excès d’optimisme, « l’apocalypse n’est pas inéluctable », écrivez-vous, on a tout de même l’impression que c’est tout le contraire en fait, et que votre manuel, car vous dites que ce livre pourrait se présenter comme tel, semble une cause totalement perdue. N’est-ce pas en réalité le cas ? 

J’entendais une interview de Michel Onfray récemment, qui pour le coup parlait d’une bataille perdue d’avance, mais qu’il fallait mener par goût du romantisme. Jacques Bichot et moi-même sommes d’un tout autre avis, sans doute parce que nous sommes pères et qu’il est en plus grand-père. Quant on a charge d’âmes, et que l’on doit mettre sur les rails de la vie, ou accompagner sur les rails de la vie, les générations suivantes, le pessimisme n’a pas vraiment sa place, et n’est surtout pas très productif.

Je pense souvent à ces pères et mères de famille qui ont décidé un jour au XVIIe ou au XVIIIe siècle de tout quitter pour franchir un océan, et partir s’installer en Amérique. Ils l’ont fait quasiment sans argent, bien évidemment, sans pouvoir s’appuyer sur des connaissances et des informations collectées en amont, comme avec une encyclopédie ou avec Internet. Sans pouvoir compter sur des moyens de communication entre inexistants et symboliques. Et pourtant, ils ont (enfin, certains d’entre eux), réussi.

Nous avons aujourd’hui infiniment plus d’atouts en main que n’importe lequel des pères fondateurs de l’Amérique. Pour l’essentiel, ce qui manque au plus grand nombre, c’est du courage et de l’audace.


Mon point de vue est donc le suivant : si suffisamment de pères et mères de famille se dressent, font preuve de courage et d’audace, et se donnent des chefs capables eux aussi de se dresser et de faire preuve d’audace et de courage, nous aurons un cap difficile à franchir, mais nous le franchirons.

A l’inverse, si l’abrutissement généralisé et l’anéantissement des volontés l’emportent, on peut craindre en effet que le XXIe siècle sonne le glas de l’Occident et de l’Europe tels que nous les connaissons aujourd’hui. L’avenir se trouvera-t-il alors, une fois de plus, de l’autre côté de l’Atlantique ? Ou bien encore à l’Est ?

Pour l’instant, je forme le pari que tout n’est pas perdu, que les nombreuses difficultés auxquelles nous allons devoir faire face simultanément une fois la crise sanitaire terminée, ou réduite à sa juste place, sont encore surmontables. 


Par ailleurs, on ne peut écarter l’hypothèse providentielle d’une découverte scientifique majeure qui viendrait bouleverser tous les équilibres. A partir du moment où le problème de l’énergie autre que l’énergie humaine ou animale, énergie qui fait tourner le monde moderne depuis 1830, sera résolu, alors, la plupart de nos autres problèmes le seront aussi…

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Jean-Baptiste Giraud, Jacques Bichot, Dernière crise avant l’apocalypse, Ring, septembre 2021, 237 pages, 18 euros

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