Edmond Rostand, l’homme qui voulait bien faire
À la recherche du Rostand perdu
Une biographie ? Non, un essai. L’Edmond Rostand de François Taillandier, dont le sous-titre, L’homme qui voulait bien faire, annonce d’emblée un portrait en demi-teintes, est une réflexion sur l’art et la manière de déguiser un échec en succès, « imposture » propre à Rostand, à son Cyrano… et à bien d’autres encore.
De manière générale, les ouvrages biographiques s’ouvrent sur une préface dans laquelle l’auteur explique les raisons qui l’ont amené à choisir son sujet. Après quoi commence le récit objectif ‒ tout au moins en apparence ‒ de la vie et de l’œuvre du « sujet » en question.
Rien de tel dans Edmond Rostand, l’homme qui voulait bien faire de François Taillandier. C’est même tout l’inverse. Point de préface. En revanche, dans presque tous les chapitres, des interventions avouées de l’auteur, des questions adressées à Rostand, même si c’est de façon légèrement indirecte. Par exemple, sur Chantecler, la moins connue des pièces connues de Rostand (1) : « Qu’a-t-il voulu faire, mon Rostand ? Pourquoi s’est-il embarqué dans cette allégorie alambiquée aussi bien que lourdasse, exprimant une philosophie simpliste ? » Tonalité analogue, mais sur le mode enthousiaste, à propos de La Samaritaine, pièce tombée dans les oubliettes de l’histoire littéraire, mais à laquelle Rostand était particulièrement attaché : « Il sait y faire, Edmond ! Sarah [Bernhardt] a fait fabriquer cent cinquante costumes pour les figurants. Du grand spectacle, toujours. Elle aime ça. Edmond aussi. »
Pourquoi ces commentaires un brin cavaliers, ces interrogations qui ressemblent parfois à des interrogatoires ? Rostand n’est évidemment pas un suspect, mais il est pour Taillandier au centre d’une énigme dont il convient de découvrir la clef. Évoquant un jour la pièce Cyrano de Bergerac, l’historien Alain Decaux avait déclaré qu’il faisait partie des gens qui, tout en pensant que ce n’est pas une grande pièce, ne peuvent s’empêcher d’éprouver un immense plaisir chaque fois qu’ils la revoient ou la relisent. Taillandier voit une contradiction plus grande encore entre cette œuvre et son auteur : comment celle-là a-t-elle pu être produite par celui-ci ? comment ce feu d’artifice théâtral, crépitant de ce « panache » que les Anglais ne peuvent correctement exprimer qu’en reprenant tel quel le mot français, comment ce gigantesque morceau de bravoure a-t-il pu être produit par un dramaturge aussi profondément, aussi chroniquement déprimé ? Car on l’ignore, mais Rostand était très probablement ce qu’on n’appelait pas encore un « bipolaire », un auteur à succès que ses succès ne rassuraient en rien.
Une existence faite de faux-semblants. Son mariage avec la poétesse Rosemonde Gérard ? Couple littéraire idéal en apparence, mais qui ne tarda pas à se défaire. Les maîtresses ne manquaient pas ‒ parmi lesquelles il faut inclure Sarah Bernhardt elle-même ‒, mais même la plus constante d’entre toutes, la comédienne Mary Marquet, finit par l’ennuyer (elle sut se refaire une jeunesse un peu plus tard en séduisant Léon Blum, et, entre autres, le Président du Conseil André Tardieu). Amoureux du pays basque, Rostand s’y fit construire à Cambo-les-Bains une demeure conçue par lui-même comme un décor de théâtre, si belle que c’est aujourd’hui un musée, mais cette villa Arnaga qui ravissait tant les visiteurs devint vite pour lui sa retraite, l’endroit où il se réfugiait chaque fois qu’une crise de dépression le poussait à quitter Paris et à éviter les obligations mondaines. Rien à voir, donc, avec l’irrésistible verve de Cyrano.
Rien à voir ? Taillandier, qui, tel le commissaire Maigret ‒ mais sur un tempo sensiblement plus vif… ‒, nous invite à le suivre pas à pas dans son enquête sur le rapport intime entre l’homme et l’œuvre, finit par avoir la « révélation » lorsqu’il se penche sur « l’autre » pièce de Rostand, L’Aiglon. Histoire de Napoléon II, de ce Napoléon bis qui ne fut jamais Napoléon : ce destin, si l’on réfléchit bien, n’est qu’un remake de Cyrano de Bergerac. Car Cyrano est peut-être magnifique, il n’en est pas moins un loser magnifique. Indispensable, toujours en éveil, omniprésent certes, mais aussi invisible dans son omniprésence que le souffleur sur (sous) une scène de théâtre. En un mot, un malheureux bonhomme, qui, n’ayant vécu sa vie que par procuration, ne parvient à affirmer son identité qu’au moment de mourir. Sous le masque jovial et conquérant du personnage, il y avait en fait une insatisfaction, une frustration permanente.
Dès lors disparaît l’opposition qu’on souligne traditionnellement entre Cyrano de Bergerac, poème héroïque, et Ubu roi, la farce triste de Jarry représentée pour la première fois pratiquement au même moment ; dès lors s’efface la contradiction entre cette queue de comète du drame romantique et cet avant-poste du théâtre de l’absurde : Cyrano est un fantasme de gloire qui console les Français de la défaite de 1870, Ubu le prélude aux ravages meurtriers de 14-18.
Fantasme, mais fantasme raisonnable toutefois, illusion sans illusion, compromis analogue à celui que définit Freud à propos des rêves : la victoire ne franchit la barrière de la censure que lorsqu’elle a pour héraut ce loser que nous évoquions.
Fin d’une époque pour la France, qui allait devenir, selon la définition cruelle de plusieurs commentateurs politiques du siècle dernier (mais la question ne continue-t-elle pas de se poser aujourd’hui ?) « la première des petites puissances » ou « la première des nations de second ordre » ? Les amateurs de cyclisme qui se souviennent savent que les Français ont toujours préféré Poulidor à Anquetil. Il n’est pas interdit de voir dans cette faiblesse une certaine grandeur ou, si l’on préfère, une forme d’exception culturelle.
FAL
(1) Taillandier regrette que soit totalement ignoré aujourd’hui un chef-d’œuvre de Rostand intitulé La Dernière Nuit de Don Juan. La chose est pratiquement introuvable en France, cela va sans dire. Mais il existe dans une collection universitaire britannique un reprint du texte français original, très facilement accessible.
François Taillandier, Edmond Rostand, l’homme qui voulait bien faire, Éditions de l’Observatoire, janvier 2018, 19 euros