Modernité de George Eliot, entrée dans la Pléiade

Est-ce de ne rendre pleinement justice à « l’autre George » qu’en tant qu’amie de Flaubert, de marraine d’Un cœur simple, qui me rend tellement injuste envers George Eliot moi, qui tant goûte les romancières anglaises, particulièrement les « mineures » ou prétendues telles, celles qui, sans se parer du ramage de Lettrée, loin des rumeurs du monde et de son injustice, pratiquent avec un brio sans égal l’art de la fugue ? 

Les filles, l’affaire est entendue, au XIXe siècle ne vont pas à Oxbridge. A l’instar de Madame de Sévigné, leur mère à toutes, filles et femmes au fil du temps pratiquent le délicieux otium studieux. La lecture, savante ou distractive, leur tient lieu d’université et les destins des figures de plume leur sont laboratoire où apprendre à élire amis et ennemis, décider qui craindre, qui tenir à distance et parfois quelle sorte de personne aimer. Aucune statistique ne saurait, convoquée au secours de l’expérience, garantir plus méchantes vies aux lectrices de romans, n’en déplaise à Tertullien, Jean-Jacques ou Flaubert. Les amants réels certes leur font parfois défaut et toutes les aventures contingentes. Qu’à cela ne tienne, sur le modèle d’un frère, d’un cousin, d’un proche ou d’un voisin, elles inventeront Heathcliff. D’aventure, pour les besoins du roman et non les leurs propres, elles préfèrent créer n’importe quel Peter, John, Darcy ou Rochester. Reines ou bergères, ménagères ou femmes fatales, la vie est aussi de l’étoffe des songes. La faute ou la grâce à leurs vies difficiles, elles retrouveront les sentines du domaine de Romancie, servant d’exemple à l’univers entier de ce que peuvent Imagination et Fantaisie, conjointes à l’art d’écrire. Toutes, à leur manière, illustreront l’inouï aveu de Sainte Sévigné, leur divine Patronne :

Eh quoi, ma fille, j’aime à vous écrire, cela est épouvantable, c’est donc que j’aime votre absence !

De ce deuil éclatant du bon sens et du bonheur, Avril Enchanté propose le plus haut paradigme. Que cet art de la fugue où un auteur, fildefériste, fait osciller ses personnages entre vie réelle et fictive, me plaît : peut-être l’une des plus belles profession de foi jamais offerte au roman depuis que les Précieuses — horresco referens, je sais, mais j’ai pour moi Rohmer ! — ont paru sur la terre. Elizabeth von Arnim, à l’instar de Vita Sackeville-West et de la prodigieuse Gladys Huntington, auteur longtemps inconnu du scandaleux et admirable Madame Solario, furent, ainsi que la chose est mentionnée sur la seule tombe de Vita, writer and gardener. De ce lien entre writer et gardener, le grand Lancelot Capacity Brown témoigna en son temps de fort convaincante manière : 

Maintenant, dit-il, pointant son doigt, je pose une virgule ; là encore deux points ; à une partie où une interruption semble souhaitable afin de briser la perspective, une parenthèse ; et à présent, là où une rupture totale est nécessaire, je mets un point avant que ne reprenne un autre bosquet. 

Le paysage enclos dans un jardin serait si semblable à la vie enserrée entre les lignes, que le plus célèbre inventeur de que l’on nomme aujourd’hui « jardin anglais », quoiqu’il doive à la France et surtout à l’Italie un peu de leurs génies, ait choisi pour illustrer son art la plus technique des métaphores scripturales qui se puisse, l’art si délicat et si malmené de la ponctuation. 

Architecte de jardin et romancier, tout un : qu’est-ce donc qu’écrire que de jeter à la face de la cruelle nature des fragments d’harmonie, ordonner la croissance sur un mouchoir de poche, en un mot, se dresser contre la brutalité des choses, instaurant l’immuable Et in Arcadia ego contre les désordres du monde et chaque roman en fragment d’Arcadie. Tel fut l’art du roman pour toutes ces Ladies dont Eliot pas plus que Virginia Woolf ne fut. C’est là que la Littérature a basculée, tête la première, emportée par le chaos du temps, réfutant le principe flaubertien selon lequel Il ne faut pas s’écrire : la fameuse mélancolie qui, selon Benjamin, força le même Flaubert à ressusciter Carthage : Carthago reaedificaba est !

George Eliot n’appartient pas à la noble cohorte des dames anglaises, parties, à la suite du labeur des Brontë, celui de Jane Austen, de Vita Sackeville West, d’Elizabeth Goudge et d’Elizabeth Taylor, sans omettre, Dame Agatha Christie, dite aussi Mary Westmacott. Never complain never explain, les choses étant ce qu’elles sont, mon Général, à quoi bon alourdir le texte de jérémiades féministes et de violences militantes ? Pourquoi enfermer ses héros dans le dur carcan du réel et les regarder s’écraser contre une vitre, en attendant la mort ? Pourquoi jamais en Romancie concéder à aucune femme victoire et pourquoi du « mariage » toujours faire le tombeau de l’idéal ? Nous savons l’homme et la femme devant être égaux en droits et pourtant — la biologie comme le caractère, qui en provient —, destins.

Aucun homme n’aurait inventé le genre gothique, qui doit ses lettres de noblesses à deux femmes : la première, Aphra Behn — sa mise en scène horrifique de la mise à mort d’une esclave préalablement, par ses bourreaux, au gibet, délivrée : le chant profond de la mulâtresse Solitude, que deux siècles plus tard, un auteur juif polonais, né en France, remettra à l’honneur, pour dire, à son tour, la noblesse des victimes et l’horreur qu’un tel acte inspire à tout humain. Mary Shelley ensuite, née d’une mère agonisante, empêchée par la nature d’enfanter sans que la mort encore ne vienne troubler le plus sacré et le plus naturel des actes, qui, pour l’éternité demeure la mère de Frankenstein, la mère d’une dynastie d’inventeurs fous, de Moreau en leurs îles et de misérables créatures sans nom qui, à l’instar du Macduff de Shakespeare, arrachées avant terme du ventre de leurs mères, ne seront pas « nés d’une femme ». La folie de Lady Macbeth, qui, de nombreuses fois, a allaité sans posséder de descendance, précède les assassinats de Duncan et de Banco et sans doute les permet. Certes Macbeth sera roi mais les fils de Banco régneront pour les siècles des siècles. De là, l’importance pour la Littérature de conserver un point de vue féminin — naturel et abominable, au cœur de la modernité au lieu de ne voir dans le fait féminin ce qu’il est aussi « une création sociale », sur laquelle le mâle, par dépit sans doute de ne pouvoir faire grandir en lui la vie, a construit un pouvoir tyrannique. 

Comment se libérer d’un abus en conservant son pouvoir natif, voilà l’enjeu de deux féminismes contraires

Reine du crime, surtout de la logique, force inconnue de Dame Nature, comme Christie ou reines des cœurs comme les autres, ces femmes ont labouré le champ offert, celui du Tendre, du mariage, du jardin, de la maison, de l’enfance et des rêves, en donnant à ces thèmes une profondeur et un intérêt insoupçonnables. Derrière le chevalier, qui partait au combat, le fondateur d’empires, le père de famille et le guerrier appliqué, il existait un domaine mystérieux, que Meaulnes a ignoré et que François Seurel, lui seul, a connu. Ce domaine ne saurait être découvert par aucun autre moyen que la littérature, aucune autre méthode que l’art d’écrire. Le nom de ce domaine et de son secret ? Tout simplement la vie, son flux, ses saisons et ses rythmes : la tapisserie de Pénélope, au fil des siècles, dévoilée par leurs soins. Quand les hommes, inlassables, réécrivaient Iliade et Odyssée, que pensaient Andromaque, cheminant gravide d’Astyanax sur les remparts de Troie ; Hélène, à l’instant où Agamemnon vint demander justice à ses pairs royaux ; Iphigénie, sacrifiée à la vengeance et à l’honneur ; Cassandre et Clytemnestre, vierge et mère et toutes les autres, Circée vaincue ou Didon, outragée ? A quoi songeaient Ariane au labyrinthe, Phèdre par Eros, deux fois vaincue, Médée trahie, Niobé, hurlant devant les cadavres de ses enfants ? A ces questions, les poètes latins, particulièrement Ovide, leur père à toutes, répondirent, sans mépris ni légèreté, suivis des siècles plus tard par les Précieuses, Aphra Behn et leurs soeurs, trop souvent négligées. Surtout, depuis le triomphe de Eliot et de Woolf, gauchies et ravalées au rang de mineures. 

La porte, entrouverte par Homère, Virgile et les Tragiques béait. Elles s’y sont engouffrées, sans prétendre donner aucune leçon aux hommes et aux dieux, responsables de leur sort. Au contraire, ont béni cet écart, qui lui seul, pour elles, faisait tourner le moulin à livres, remplissait chaque seconde de ce temps vide, qui cause tant de déprimes. L’inégalité les protégeait du travail obligatoire, leur octroyait ce fichu droit à la paresse, ce droit aux plaisirs solitaires, à l’otium, toujours lui, dont l’absence quasi générale aujourd’hui fait le monde et les cœurs si tristes. Le monde leur devint ce jardin où faire cohabiter le lion et la gazelle, le loup et l’agneau, une Arcadie, que les criailleries militantes, les aigreurs légitimes des Bas-bleus ont troublée. Qui ne se proclame pas d’avant-garde serait indigne de vivre ! A l’instar de Colette, magnifiquement mise à nue par Michel del Castillo en son merveilleux Colette, une certaine France, nos deux icônes ont, de leur vivant, su magistralement occuper l’espace critique, Woolf sera parvenue à faire douter Vita de son génie et Eliot aura persuadé son entourage, que les femelles ne composaient que des bluettes. Mona Ozouf tirera de sa courageuse conduite biographique l’essentiel de ses louanges. 

George Eliot pourtant appartient au camp de celles qui hésitent, souffrent et revendiquent et non à celui de mes divines fugueuses, ce qui la conduit à grossir les traits — magnifier Maggie Tulliver et faire de son frère Tom, une brute d’abord, ensuite un geôlier, un assassin enfin. N’espérer rien d’un monde comme le nôtre et en faire le roman, voilà qui me déplaît sans doute, non que je veuille, inconsistante Emma, d’un monde en rose et or, mais d’un monde, en partie réparé par la plume.

Une intronisation salutaire

Gloire pourtant à la collection La Pléiade et à Gallimard, aux traducteurs et aux préfaciers, d’avoir inscrit Eliot à son catalogue ! Mes réserves sont pure rhétorique et Eliot mérite attention autant par ses défauts que par ses qualités nombreuses, particulièrement le legs par elle reçu, et curieusement passé sous silence par ses ardents défenseurs, de l’Elizabeth Browning, auteur d’Aurora, le roman favori du jeune Barrès. Entre Hardy et Eliot, une étape qu’ont oublié ses aficions et sur laquelle il conviendrait de revenir.

Mona Ozouf, l’an passé, a composé à la gloire de Dame Eliot, un bel éloge (deux textes d’ailleurs repris dans le copieux volume Pléiade ) où la lecture de La Théorie des sentiments moraux de l’écossais Adam Smith tient comme se doit, la place royale, quoique la louangeuse ne la cite pas. L’amour de soi, l’amour des Dignités, le reflet de sa propre noblesse, ce qui peut passer pour « vanité », sert d’ailleurs de fil rouge au Moulin sur la Floss, le premier des romans offerts à notre lecture. Proust, dit-on, pleura une nuit entière après avoir terminé cet ouvrage. Suis-je insensible vraiment d’avoir gardé les yeux secs d’avoir su dès le récit de la légende de Saint-Ogg l’affreux déterminisme où Eliot retenait en otage son héroïne ? Le Moulin est moins un roman qu’une tragédie. Le lieu semble maudit par la violence d’un père dont le fils héritera et le Fleuve, cette Floss qui donne son titre à l’ouvrage, un lieu de mort si les théologales — foi, espérance et charité — ne l’habitent pas. 

Tout revient à la légende de la mendiante en haillons, tenant un enfant serré contre son sein, qu’un batelier, naguère avait fait traverser après l’heure et qui n’était autre que la Vierge et son fils, devenue – grâces soient rendues à Saint Ogg – protectrice du lieu. Sachant Tom Tulliver, très éloigné de ces vertus, j’avais, à un bon tiers de la fin, deviné la mise en abyme, la projection du texte. J’ai donc haussé les épaules, lassée de l’inhumain et vain orgueil de Maggie Tulliver, incapable, après des années de délaissement et de souffrances, d’accepter le présent de deux cœurs purs, à elle, par le destin, offerts, et en ai voulu à l’auteur de ne lâcher point, au fil de l’écriture, sa volonté de montrer les contrariétés, que le monde tel qu’il va mal dispense à foison à l’humanité. Particulièrement aux filles.

Même Scarlett O’Hara sanglote sur l’escalier de Tara sur cette vie gâtée par son indescriptible égoïsme, sa dure vanité. Du monde, refuser les présents, constitue un crime et de ce crime, Maggie Tulliver demeure à mes yeux éternellement coupable pour avoir refusé le jeune homme Bonheur, au nom d’un spectre menteur, auquel elle donna le fallacieux nom d’Honneur.

A tort ou à raison, cette sévérité, par trop démonstrative, a gâté le plaisir, modéré il est vrai, que je pris à ce long roman où les incises moralo-philosophiques abondent. Celles-ci, chez le jeune-vieux Goethe en pleine maîtrise de son talent — Les Années de voyage de Wilhem Meister — somptueusement et longuement préfacées et revisitées par Marc de Launay -—m’enchantent. Il faut de la puissance et de la grâce pour que les idées redeviennent ces belles catins de Diderot et non des prêches. Il faut de la distance et surtout ce qui manque cruellement à Eliot comme à sa défenderesse Woolf, une bonne dose d’humour. Aussi le lait de la tendresse humaine, celui qu’à foison, à la même époque, l’ami d’Eliot, le grand Anthony Trollope, déversait sur un monde assez peu éloigné du sien, cet aigre lait qu’Eliot réserve aux seules victimes, Philip Le Bossu, Stephen, saisi par l’amour et à Lucy, accablée parce que trop jolie de la sottise tant attendue des Dames ! Maggie, double de l’auteure, se refuse à céder aux troubles de la chair, pour épargner sa douce cousine, comme elle refuse Philip par fidélité à son tortionnaire et geôlier. Quatre malheureux au lieu de deux, l’orgueil toujours est mauvais comptable. Abus de moraline nuit gravement au plaisir du lecteur, surtout ce déni de roman. De cette même vanité féminine, dont Musset fit le plus juste procès, Madame de Lafayette, pour son bonheur posthume, fit aussi grand usage. Après cela, les femmes se plaignent toujours d’être malheureuses qui claquemurent si durement la porte au bonheur. Colette composa Chéri, ce dont nous devons, en dépit de ses défauts à la ville, lui rendre une éternelle grâce. Le roman, pour mériter pleinement son nom, devrait se prévaloir de François Truffaut, s’émerveillant toujours de voir 

les films avancer comme des trains dans la nuit

des trains qui au cinéma arrivent à l’heure. 

Oui, Truffaut a raison d’écrire que 

la vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas 

et que le cinéma, comme le roman, rassemble, espace utopique, de salubrité publique, non en termes de feel good mais parce qu’aujourd’hui nous savons à quoi ressemble un monde privé d’utopies, aussi comme au réalisme sévère a naturellement succédé le récit de vie, intronisé abusivement Littérature et signé la mort du roman. 

Que mes remarques acides ne vous empêchent pas de découvrir les deux plus importants romans de George Eliot, admirablement présentés ainsi que l’étrange Daniel Deronda, par Alain Jumeau, ni même de lire le plus contestable et plus scolaire ouvrage de Mona Ozouf. A mon très humble et peu autorisé avis, l’incroyable Tancrède ou La nouvelle croisade de Benjamin Disraeli, qu’Eliot a méprisé, vaut davantage sur un sujet non pas jumeau mais frère de son Deronda où elle s’obstine à batailler contre les liens du passé sans parvenir, comme Disraeli, Barrès et Browning, à en faire une force motrice, susceptible de propulser les hommes vers un avenir cohérent, sans oser davantage lui opposer aucun art de rompre. 

Là réside, en la timidité de la pensée, le bât qui l’empêche de mériter ce statut de plus grand écrivain du siècle victorien, que James, suivi par la Pléiade, lui octroie. 

L’espace manque ici pour dire la part prise par la figure d’Henry James dans la fabrique de notoriété de George Eliot. Je le ferai ailleurs mais avant d’abandonner mon lecteur, je lui conseille le plus vivement du monde de taper sur son moteur de recherche le nom de Constance Fenimore Woolson, admirablement présentée et traduite par Jeannine Hayat. 

Mon lecteur découvrira la part involontaire prise par l’auteur de Mrs Grief, l’Andrée Hacquebaut du grand James, dans la composition des Papiers d’Aspern

Dans un registre plus léger, pourtant terriblement juste et toujours à propos des rapports singuliers entretenus par James aux plumitives, mon lecteur devrait, de toute urgence, lire Xingu ou l’art subtil de l’Ignorance, la réjouissante et formidable nouvelle de l’immense Edith Wharton, dans la magnifique édition qu’en propose L’Apprentie, jeune maison dont le savoir faire et l’élégance nous consolent de la laideur et du j’m’en foutisme de l’édition contemporaine. 

Sarah Vajda

George Eliot, Middlemarch, précédé du Moulin sur la Floss, préface de Nancy Henry et George Levine, traduction Alain Jumeau et Sylvère Monod, suivis de deux essais de Mona Ozouf, Gallimard, « La Pléiade », 1680 pages, 63 eur

Mona Ozouf, L’Autre George, A la rencontre de George Eliot, Gallimard, « folio », septembre 2020, 288 pages, 8 eur 

Edith Wharton, Xingu ou l’art subtil de l’Ignorance, L’Apprentie, 2019, 7,50 euros. 

Jeannine Hayat, présentation et traduction de Constance Fenimore Woolson, https://journals.openedition.org/lisa/617

Benjamin Disraeli, Tancrède ou la Nouvelle croisade, traduit et présenté par Frédéric Gesse, Fayard, 2004.

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