Édouard Jousselin, La Géométrie des possibles

Après Les Cormorans sorti en 2020, Edouard Jousselin, né en 1989, économiste de métier, signe La Géométrie des possibles. Avec ce second roman-fleuve, il s’impose dans le paysage littéraire comme l’un des plus grands virtuoses du réalisme. Cette œuvre d’un peu plus de 600 pages a la souplesse et la légèreté des plus grandes épopées. La Géométrie des possibles, ce sont des personnages qui se croisent ou non et qui n’ont rien d’autre en commun que leur désir d’exister, de sortir de l’ombre. Certains cherchent juste l’éclairage d’une petite bougie pour arpenter gentiment le chemin de la vie, et d’autres cherchent la lumière éclatante des projecteurs. Dans cette fresque qui s’étend du début des années 1990 à la fin des années 2020, on suit l’évolution dans l’espace de ces personnages. On suit les lignes presque visibles que trace le destin pour chacun d’entre eux, comme une fatalité.

Le Morvan et la Californie

À quelques cadavres près, cent milliards d’êtres humains sont morts depuis l’apparition de l’espèce. C’est un chiffre qui ne veut rien dire, qu’on trouve sur le Net, qu’un gars a calculé sur un coin de table, qu’on se jette à la figure et qui ne vaut guère mieux que son double, son triple ou son tiers.

À mi-chemin entre Quarré-les-Tombes et Hollywood, des rêves prennent forme et se disloquent. 

Dans le nébuleux Morvan, Lucien, ancien résistant, dîne chaque soir avec les fantômes de son passé, avec qui il règle ses comptes. Dans sa maison, vestiges de gloire et de trahison s’accumulent, laissant derrière lui des questions qui resteront sans réponses.

Non loin de là, Clarice abrite des rêves de star et mettra tout en œuvre pour le devenir, quitte à emprunter des chemins hasardeux. Jessica, du côté d’Hollywood rêve de Paris et des grands auteurs français.

Jessica s’est convertie à l’idée que son mémoire ne valait pas mieux qu’un B, et qu’elle a eu tort de ne pas se donner au moins le plaisir d’écrire quelques pages sur Camus. Les ambitions académiques de Benjamin ont déteint sur elle, mais tout bien considéré, elle n’a jamais désiré s’inscrire en thèse. Elle s’en fout d’être une experte, elle pense même qu’en matière de littérature, l’expertise abîme la passion, la magie des mots et de la langue.

 Maxime, quant à lui, s’en fout de briller et pourtant, ce qu’il mijote dans l’obscurité de sa chambre va retentir à des kilomètres.

En Californie, Steve n’a pas vraiment de plan d’avenir, il est fan de super-héros à un point maladif et il passe son temps à se défoncer dans des abris souterrains anti-tornade.

Candidó a quitté le Mexique pour vivre aisément en Californie avec sa famille mais tout ce qu’il entreprend prend une tournure catastrophique. La poisse lui colle à la peau.

L’ombre et la lumière

Et maintenant, qu’est-ce que je fais, moi ? Cándido rit nerveusement, dès qu’il y pense. Je surveille un mur destiné à isoler l’honnête citoyen du mauvais migrant, celui que je suis aujourd’hui de celui que j’étais hier encore.

Hasard ou conséquence, chaque détail de l’histoire des uns résonne dans celle des autres.

Et de détails, l’histoire n’en manque pas. C’est avec une précision chirurgicale qu’Edouard Jousselin décrit tous les éléments de chaque scène : les vêtements, les accessoires, le jeu qui figurait sur le paquet de céréales qu’on mangeait dans les années 2000, la playlist des tubes que les jeunes Californiens écoutaient en 1993, le modèle, la marque et la couleur des voitures. Tous ces éléments, insignifiants en apparence, ancrent le lecteur dans la réalité d’un instant, d’une époque.

Ce souci du détail, on le retrouve aussi dans la description que l’auteur fait de ses personnages, témoignant de l’affection qu’il leur porte. Qu’il s’agisse de l’environnement matériel ou des émotions, le lecteur est invité à partager une certaine intimité pour mieux saisir la part d’ombre ou de lumière de chacun. Et ça fonctionne à merveille !

Dans cette géométrie des possibles, Edouard Jousselin traite ses personnages avec rigueur mais sans les juger. Rien n’est tout noir ou tout blanc. Tout semble pouvoir prendre une forme ou une autre. L’univers trace les courbes de son dessin sous nos yeux, implacablement, sans qu’on puisse l’en empêcher. Certaines choses bougent et d’autres sont immuables. Entre les deux il y a la surprise, l’étonnement, la résolution du problème, un nouveau problème, à l’infini…

Seulement, les batailles de l’âme sont longues. Elles s’enlisent en conflits gelés et aucune victoire n’en signe la fin.

La Géométrie des possibles est un livre remarquable, qu’on lit très facilement malgré sa longueur. L’auteur nous accompagne et nous tient la main jusqu’au bout pour qu’on ne perde pas le chemin. Tout est clair, limpide, géométrique, passionnant !

Elodie Martins Da Silva

Édouard Jousselin, La Géométrie des possibles, Rivages, janvier 2024, 608 pages, 23,90 euros

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