Des figures et des corps de Murièle Modely
Tout commence par la couverture, une peinture pleine page de Sylvie Coupé Thouron, dira-t-on qu’elle annonce la couleur du texte ? Une silhouette plutôt étique déambule au bord d’une masse rougeâtre que Murièle Modely qualifierait peut-être de sang caillé, ou peut-être de lave ardente – car elle est brut de brut, Murièle, avec elle on est dans le concret, elle a semé ici et là des « poèmes sales » dont on retrouve la trace sur son site titré : « L’œil bande », allez-y voir ! D’aucuns suggèrent que c’est à cause de son île : quand on a grandi au pied d’un volcan nommé le Piton de la Fournaise, on irait vite au plus vif. Ne dit-elle pas, dans un entretien avec Clara Regy :
« J’écris quand quelque chose de violent, de fort me saisit ».

On entrouvre les pages du livre, on apprécie son format à l’italienne, la pulpe des doigts caresse un beau papier finement vergé, c’est rare en poésie ! Dans certains passages, les graphies varient, les caractères sont parfois gras, parfois d’un gris léger, le tout parfois étagé dans l’espace de la page… voilà pour l’objet. Le bel objet concocté par l’éditeur de Tarmac.
Les figures de l’angoisse
Le texte est divisé en quatre blocs. Dans le premier, Murièle Modely décrit sa tête comme « un fromage à trous » :
Cela commence comme ça
Un jour, tu débusques un, puis deux
Puis trois crabes sous tes bronchioles
Tout est dans votre tête, dit le docteur… Sans doute depuis longtemps ?
Bien avant le poème
Le crabe t’a enseigné l’angoisse
Une angoisse que notre auteure décrit comme « une déchirure au milieu du plexus », une farandole d’animaux :
Tu as senti un oiseau affolé
S’emmêler dans tes cheveux
Un chevreuil aux abois haleter par tes narines
Un loup famélique mordre l’intérieur de tes joues
La mort du père
Cette première partie sonne comme une annonce de la seconde et de la troisième, consacrées à la mort du père. Il y a d’abord l’événement :
Tout autour de nos corps
Réunis dans le cimetière
Il n’y avait que le silence
Au-dessus
Un ciel immense sans nuage
Un corps manque, son absence dresse un silence universel… Murièle Modely décrit avec une belle exactitude cette confrontation à l’impensable événement : la disparition d’un père.
La sidération finit par s’estomper, la pensée revient, avec les mots, avec
La poésie comme un drap
Que l’on regarde retomber
Que l’on déplie
Lentement comme un corps
Sous la caresse de la toile
Alors la description de la perte de l’aimé prend toute sa dimension. Que notre poète explore avec une justesse rare, où le sentiment ne vient pas obérer la matérialité de la chose.
Que s’est-il passé ?
Quand papa est mort
J’ai vu un moucheron
Hésiter tournoyer devant les fleurs
Avant de se poser sur sa bouche
Avant d’y déposer un baiser
… puisque tout corps est destiné à la vermine, l’auteure évoque les « petits vers frétillants », comme le firent en leur temps les poètes de l’âge baroque. Rien de morbide pour elle, puisque tout vivant est destiné à rejoindre « l’humus grouillant de vie ». J’y devine pour ma part une vision de la vie d’une belle humanité, on pourrait dire une philosophie dénuée de l’idéalisme pleurnichard hérité du christianisme. C’est dire que sous des dehors de simplicité, se manifeste une finesse de pensée que l’on pourrait qualifier de matérialiste. Murièle Modely dit quelque part que son écriture résulte d’un heurt entre le créole réunionnais qu’elle ne parle plus et la langue apprise – celle des zoreilles comme on dit à la Réunion, c’est à dire des métropolitains – dont elle a fait son métier de bibliothécaire. Je suis prêt à parier que subsiste de son créole natal une sensibilité, une vision du monde dont elle n’aurait elle-même pas conscience, bien que celle-ci participe de son écriture !
Dans la partie suivante du recueil, on entre dans le temps du deuil, et de la mémoire :
En grattant un peu
On arrive au cœur de la matière
Là où le frottement de l’allumette
Peut ranimer la mémoire
Un parler vrai
Il faut finir par replacer les morts là où ils sont et rouvrir les yeux sur le monde. La vie le veut ainsi. La dernière partie du recueil fait défiler « des bouts de réalité », soient les portraits de l’homme à l’odeur de pisse, emblème de la pauvreté, la femme et le coq qu’elle serre entre ses cuisses, la fille au baiser, la fille qui pleure, qui fait revenir l’image du père…
Murièle Modely nous fait parcourir ainsi les différents moments suscités par la disparition d’un être aimé, sur un mode furieusement vivant, où la joie et la peine restent inextricables. De même, son écriture donne aux pensées et sentiments traversés une évidence charnelle. On la remerciera de son parler vrai !
Mathias Lair
Murièle Modély, Des figures et des corps, éditions Tarmac, avril 2025, 100 pages, 20 euros