Terrible vertu d’Ellen Feldman, aux sources du planning familial

Si souvent pesté contre le procédé dit du nonefikcheune pour n’être pas crue insincère en faisant l’éloge d’un roman vrai, signé Ellen Feldman. D’elle, née en 1941,  je ne sais rien, c’est la première fois —  et ce bien en revient sans doute hélas au seul sujet ! —, que ce subtil auteur est traduite en français. Consacré à la vie et à l’œuvre de Margaret Sanger, inventeur du planning familial, ardente défenderesse du contrôle des naissances, initiatrice encore de l’idée de la contraception orale et pour finir, fondatrice de la première clinique d’avortement clandestine, le sujet est porteur. Pourtant l’impression qu’en retire sa lectrice, particulièrement aujourd’hui où éclate le scandale Duhamel/ Kouchner/ Pisier —  ardents sauveurs du tiers comme du quart monde —, donne à ce formidable travail un éclat  tout particulier.   

Corning 1879 – New-York 1966. La vie de Margaret Sanger, commencée dans une chaumière en compagnie de dix frères et sœurs, elle est la sixième de la lignée, et terminée dans une maison dessinée par Frank  Lloyd Wright, a tout d’une success story qui fleure le doux parfum de  victoire que donne la cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli, la satisfaction du devoir accompli, la fierté d’avoir servi, non pas une cause mais l’Humanité. De Dickens au Who’s Who, du ruisseau à la cour des Windsor et de la ruelle des cabarets aux antichambres du Pouvoir, le chemin parcouru constitue le plus parfait paradigme du rêve américain.  

Pourtant…  

Amateurs d’hagiographies, pieuses vestales des Grandes dames du temps jadis, passez votre chemin !  Ici, nous sommes plus proches de Bernard Shaw que du Bloomsbury club et Miss Sander, sous la plume de Feldman, figure à la perfection une nouvelle Major Barbara, partie à la recherche de l’irrésistible vérité qui écœure, le premier devoir est de ne pas être pauvre ! Rien de Saint François d’Assise chez cette grande Militante, cette sainte Patronne du planning et Notre-Dame de la Pilule. Énormément d’impuissance, un bon peu  d’esprit de charité. Finalement, une dose d’égoïsme bien corsé. Beaucoup d’orgueil et bien peu d’empathie.  

Feldman n’est pas de celles qui disent ce n’est rien, la fin toujours justifie les moyens, certaine que cette morale, due aux grands Capitaines des Temps jadis, constitue l’exact point où les mères toujours s’opposeront aux pères, pleurant les fils, condamnés à partir à la guerre où sans amour, contraints de s’en aller sur les mers, descendre dans les mines ou, loin de la terre natale, éternellement devoir quérir leur pitance.  

Construction sociale brament les vierges rouges !  

Il suffit de lire les lettres de Calamity Jane à sa fille ou d’avoir, dans ses bras, tenu son premier né, pour savoir que, bien souvent, le sentiment maternel surgit avec la même soudaineté que débarque le désir à l’aube de l’adolescence. La biologie est destin et ce destin mérite d’être corrigé et adouci par la fraternité conjugale, les puissances de l’amitié et l’exactitude de la Loi, toutes choses qui, des mortels des deux sexes, font deux compagnons, unis dans l’adversité et ensemble, livrés aux bourrasques des choses… jusqu’à l’heure dernière où Puissants et Misérables, de semblable manière, rejoindront la poussière.  

Loin de moi ou de Feldman la tentation de minimiser, ne serait-ce d’un bémol, la justesse du combat légitime de Margaret Sanger, simplement d’en considérer les modalités et partant des ravages qui s’en sont suivis et établir pour l’avenir une nouvelle ligne de conduite. Pour ce faire, Feldman a fermé les yeux et doucement, miracle du lâcher prise,  s’est  laissée glisser d’un lieu l’autre, de la campagne à la ville, d’un milieu, l’autre, des écoles où rien n’est permis aux salons où, sous prétexte de socialisme, on pratique l’amour libre. D’un corps à l’autre, Feldman a tangué, suivant son héroïne et l’a accompagnée de défaites en victoires, comme possédée, hypnotisée, restituant dans son exactitude une existence, que son talent sut rendre paradigmatique.  

Sanger ici parle à la première personne :  

Toute ma vie durant, on m’a posé la même question.  

Pour quelle raison tout sacrifier à « une cause » ?

Cette cause avait un visage et un nom, Sadie Sachs, bientôt nous saurons qu’il ne s’agissait pas d’un personnage réel mais d’un idéal type, forgé pour faire taire opposants, tièdes et réticents, une tigresse de papier.  Il avait été une fois une misérable, morte d’avoir tenté – la chose en ce temps – là était passible de prison – d’avorter seule.  

Il n’y avait pas eu une Sadie Sachs mais des milliers. Des millions de femmes qui, en vain, s’étaient tournées vers leurs médecins, requérant le moyen de cesser de tomber perpétuellement enceintes et auxquelles, en riant,  le notable avait répondu : cachez-vous sur le toit ! Des millions de mortes avant que le temps soit venu.  

La première fut sa propre mère, disparue à l’âge de 50 ans, tubarde, après avoir porté dix-huit enfants, qui, toute sa vie, sur l’air des Parisiennes Laver, repasser, balayer… s’était usée, jusqu’à n’être plus qu’un fantôme de femme, une maigre silhouette grise, ridée avant l’âge, à laquelle sa fille dédiera une vie de réparation. Plus jamais ça. Chemin faisant, l’orgueil survint, gâtant un peu le tableau.  

Chemin faisant, la vigueur du sang irlandais conduisit Margaret à succomber aux désirs/plaisirs de la chair et à mettre au monde trois enfants. Désormais, entre les siens et elle, responsabilité illimitée de la maternité, il fallut bien choisir et Margaret, sans un instant d’hésitation, choisit le monde.  

Avec une infinie délicatesse, Feldman conte deux existences parallèles, d’un côté, la misère et le drame des femmes, particulièrement les plus pauvres d’entre elles,  interdites de contraception, réduites à l’abstinence et au célibat ( ce fut le choix de ses sœurs) et le glorieux combat de Sanger ;  de l’autre l’existence d’un homme qui, pour toute faiblesse, eut le malheur d’aimer Margaret, de l’épouser et de devenir père de trois merveilleux enfants. Comment ne pas apprécier Bill, ce jeune architecte, son premier époux et père de ses enfants ?  En réalité, il s’appelait William et, en dépit de son nom de juif, obstacle aussi certain que le genre en ce temps-là, il réussit à bâtir et à laisser une œuvre de peintre honorable, le genre à apprendre l’art du vitrail et du bronze, quand le travail d’architecte et l’argent venaient à manquer. Le genre à tenir ensemble et les obligations d’un mari et d’un père et de répondre à ses vœux personnels, de devenir, en dépit du sort,  un homme, qui laissera une trace dans les histoires conjointes comme disjointes de l’architecture et des arts. Chapeau bas !  

La chance avait frappé au carreau de la vie de Margaret.  Jolie et intelligente, elle fut soutenue par ses sœurs aînées qui, par deux fois, se privèrent  pour lui permettre de s’instruire, particulièrement l’envoyer à l’École d’infirmières où elle apprit les éléments de biologie et d’anatomie, nécessaires à son œuvre future d’Eve future ! Sexy et douée pour les jeux de l’amour, la rebelle connaissait l’art de s’attacher cœurs et queues. Elle en profita et fit bien.  

Par deux fois, Margaret se fit renvoyer et sortit sans diplôme. L’ingratitude souvent va de pair avec le don et la chance. Sanger, jamais, ne s’opposa à sa grande œuvre, son grand combat, fit même de la prison pour la Cause quand elle s’avéra incapable, lui, tombé au chômage et parti à Paris apprendre son métier de peintre aux côtés de Modigliani et de tous les exilés américains de Montparnasse, de le soutenir. Elle s’en retourna, seule avec ses trois enfants aux USA, où faute de pouvoir les garder, elle les confia à une institution du temps, qui, sous couvert d’hygiénisme les nourrissait mal et les livraient à la rigueur des hivers, tant et si bien que leur fille Peggie, cinq ans, en mourut !  

Le prix pour la famille était exorbitant. Et Feldman, avec sagacité,  a choisi de faire de ce drame  le focus de son roman, ouvrant, béante, la porte à la pensée.  

Avoir sauvé des millions d’inconnues et laissé mourir d’incurie sa propre fille, son unique. Aporie ? Faute ?  

Ce schéma tout féminin, en contrepoint du plus ardent des féminismes, voilà qui, d’entrée de jeu, crée le roman, sans lequel le texte ne serait qu’hagiographie ou simplement le fidèle récit d’un important chapitre de l’histoire des femmes,  celui du nécessaire combat pour le non moins nécessaire contrôle des naissances.  

Avoir saisi cette existence sous  l’angle terrible où chaque mère, la plus élégante, la mieux lotie,  se retourne et voit le visage attristé et ridé de sa vieille mère lui murmurer Maintenant, tu sais, de quel amour blessé toujours s’affirme la maternité, force l’admiration.  

Désormais, pour Sanger, le 6 novembre, jour de la mort de Peggy, sera jour de deuil et ce deuil, comme ombre portée, deviendra l’affirmation et le démenti de son formidable combat.  

Réussir !  

Être chaque soir dehors à palabrer, conférencer, fuir la police, s’exiler, loin des siens demeurer, cette vie convient-elle aux mères d’enfants en bas âge ? Les enfants certes s’en accommodent, qui s’accommodent de tout mais choisir pour ses enfants l’internat au plus jeune âge surtout un lieu où, sous couvert d’hygiénisme, les gourous ne chauffent pas les dortoirs et rationnent la nourriture, faisant du plus moderne des Instituts l’équivalent du collège de Cowan-Bridge qui, pour les sœurs Brontë fut prélude au tombeau, n’avait-il pas constitué  une faute capitale ?  

Quitter le domicile conjugal, dépouiller un père aimant de ses enfants, les confier aux voisins pour vivre le socialisme en acte, partouze et débauche – ô pardon libre exaltation de la nature humaine — est-ce là ce qui donne dignité au nécessaire contrôle des naissances ?    

Le choix de la fausse autobiographie, accompagnée de brèves lettres apocryphes des enfants survivants (deux garçons), de la sœur aînée, des maris et amants de la belle rebelle à la crinière rousse qui, outre en faveur de la contraception, plaidait pour l’amour libre, chacun de ses éléments travaillent comme paysan, la terre, la terrible problématique initiale, faisant de ce récit de vie un champ de bataille de l’intime et une réflexion aiguë sur le mystère féminin.  

Après tout, certaines femmes abandonnent sans ciller leurs enfants

Pourquoi n’avoir pas laissé Bill s’occuper de tout ? Pourquoi l’avoir abandonné précisément au moment où il se retrouva au chômage et ensuite pourquoi avoir décidé — du droit de son talent, au prétexte de son amour maternel ? — de l’éducation des enfants. Pourquoi avoir affirmé que les médecins se trompaient, que Peggy n’avait pas eu la polio mais la grippe,  qu’elle ne boitait pas et était aussi résistante que ses frères ?  

Une seule réponse s’impose : Féminité abusive. Ce thème, rarement, est traité par une femme et encore moins dans un ouvrage qui célèbre le combat de l’une d’entre elles. L’omniscience, en effet, rarement accompagne le sentiment maternel qui, souvent, se fait, en compensation, sentiment de toute puissance. D’ordinaires, les mères, occupées par d’autres chimères, ont l’extrême sagesse de déléguer ce don par trop exorbitant  mais dans le cas de Sanger, l’infirmière militante de la cause des femmes, il semble que cet affreux sentiment ait dominé, comme il domine toujours chez les femmes, empêchées de vivre une autre vie que la vie domestique. Là est le point.  

Que ces millions d’enfants, sauvés de l’inconvénient majeur d’être nés en des lieux où personne ne saurait en dignité les chérir, les nourrir, les loger, les vêtir et les éduquer et ces femmes rescapées de grossesses à répétition et d’avortements dans les pires conditions, coutèrent aux maris et aux amoureux véritables de la Passionaria qui sut — outre Bill — trouver en la personne désignée sous les initiales J.J.,  un compagnon fort enviable et le récusa, au profit — voici la Major Barbara de l’immense Bernard Shaw,  qui s’avance -,  d’un richissime mari, prêt à soutenir la Cause.     

Que ces millions de femmes, sauvées de l’aiguille à tricoter ou du crochet, entrant, merveilleux chœur antique dans la chambre blanche où agonise Sander, murmurant à la mère coupable « nous sommes tes filles », constituent une fin épatante, qui dit la vraie nature de la maternité : une prison où vit une condamnée qui aura pris perpète.  

Margaret Sanger

Tout ensuite devient affaire d’accommodements

Ce chœur consolera-t-il véritablement la vieille femme, abîmée par le temps qui, toute sa vie, a couru les cercles spirites dans le fol espoir de revoir un instant la petite Peggie, tellement blonde et frêle, crachant ses poumons et crevant comme crèvent les Misérables,  de pneumonie dans l’impuissance de la Faculté et des mères ?  

Sander, la rebelle, au fil des pages, devient de moins en moins sympathique. Quand elle moque les vieilles filles qui, de « la Vie ignorent tout » et ne songent, suffragettes qu’au droit de vote et à l’égalité des droits, alors qu’elle, la flamboyante Margaret,  ivre de ses succès masculins et militants, créature sortie entière de l’œuvre de D.H Lawrence, sait la joie de vivre en païenne et lutte pour le partage de ce droit certes élémentaire mais peut-être un rien subsidiaire considéré l’état de carence général.     

Feldman ne la juge pas. Pas là pour ça, s’étant seulement donnée pour tâche de conter  le passage d’une tornade et les dommages collatéraux.  

Son titre, Terrible vertu, vient — l’exergue en fait foi — de Sanger elle-même : Seule, la femme rebelle, lorsqu’elle sort des usages que lui imposent les conventions bourgeoises, peut faire œuvre d’une terrible vertu.  

J’ai aimé l’indécision, ressentie à l’égard du personnage 300 pages durant, comme j’aime y demeurer encore.  

Les femmes rebelles réclament le droit à la paresse, le droit d’être mères célibataires, le droit de détruire, le droit de créer, le droit d’aimer, le droit de vivre   En creux, s’inscrivent aussi les droits de l’enfant : celui d’être choyé, nourri, éduqué et en sécurité.  

En filigrane, encore, le lien nécessaire entre célibat et militantisme, le Sauveur du monde fut-il homme ou femme.  

Du monde et des siens, il faudra bien choisir, la sinistre affaire Duhamel le rappelle aujourd’hui à un monde, devenu certain de tout pouvoir étreindre de ses faibles mains. Kouchner présent, le beau-père aurait-il eu tant de pouvoir sur sa nouvelle famille ? Pisier, moins occupée par ses royales amours, aurait-elle supporté pareil comportement dans sa demeure ?   

À deux logiques différentes, comment, sans devenir schizophrène, se plier ?  À chaque condition ses beautés.  

Quand nous évoquons le terrible et doux nom de « maternité »,  toujours il nous faut revenir à Madame de Sévigné, mère des femmes de Lettres, petite fille d’une Sainte, fille d’un père, lui-même délaissé par une mère, tôt partie fonder, en compagnie de François de Sales, le couvent des Visitandines, ardent cavalier qui mourut, le corps percé de vingt-sept coups de lances sur l’île de Ré par les armées de Buckingham et d’une mère, vaincue de faiblesse,  dont les morts précoces laissèrent, sans père ni mère, sans frère ni sœur, une enfant de six ans, qui, la première de toutes les femmes, donnera ses lettres de noblesse à l’amour maternel.      

J’ai lu son nom en filigrane de feu derrière ce portrait de Sanger car enfin Madame de Sévigné, tout autant que Sanger, Beauvoir, Steinem et les autres, a libéré les femmes, leur offrant, à l’instar d’Aphra Behn et d’une kyrielle de romancières anglaises, l’exemple de ce que peuvent l’intelligence et le sensible ensemble, appliqués à un art où ni force physique ni matériel difficile à se procurer ne sont nécessaires.  

Chacune, où le hasard l’a placée, de son mieux, a servi et si elle put le faire sans blesser les âmes dont elle avait la charge. Ceci ne constitue-il pas le plus haut paradigme et la plus grande espérance jamais offerte à qui, sous le joug du sort, toujours devra, bon an mal an et sans répit, plier ?    

Sarah Vajda  

Ellen Feldman, Terrible vertu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Le Plouhinec, 10/18, octobre 2020, 288 pages, 7,50 €  

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