Hiérarchie, la société des anges selon Emanuele Coccia

J’avais une bonne raison de vouloir lire La Société des anges d’Emanuele Coccia. Ou plutôt deux. La première : ce philosophe est d’une telle originalité, il renverse tant de nos évidences sans jamais lever la voix, l’air de rien, que j’étais curieux de sa nouvelle invention, qui s’est révélée être en fait sa première. Suite à l’étude de la théologie médiévale, notamment celle des anges, l’étude des végétaux lui a fait écrire La vie des plantes, puis il a enseigné les rapports de la mode et de la philosophie à Harvard… « On peut commencer à penser à partir de n’importe quoi », dit-il.  

Quand les anges forniquent

Ma seconde raison : j’ai écrit un roman titré Quand les anges allaient aux femmes, je voulais voir s’il corroborait mes élucubrations… Eh bien oui ! Presque… J’ai retrouvé chez Coccia les versets de la bible qui m’ont lancé dans mon roman. Genèse, 6,4 :

Il y a sur la terre les Nefilim ; ces géants de célèbre mémoire;toujours là après que les fils des dieux;vont aux filles d’Adam qui enfantent.

On aura reconnu dans les Nefilim ces géants qui parcourent la bible, Goliath en étant un emblématique spécimen. Coccia cite même les noms de certains de ces anges qui aiment prendre sur terre du bon temps. Ils s’appellent Shemêhaza et Azaël. Coccia qualifie ces anges de déchus, à tort selon moi. Par amour pour les filles d’Adam, ils leur montrent les herbes, les drogues, le fard des paupières. Ils apprennent aux hommes l’art des métaux qui permet de faire des bijoux, de forger aussi des armes pour se défendre. Pas plus que Zeus n’a apprécié les générosités de Prométhée à l’endroit des humains, ce n’est du goût de Jahvé. Il décréta donc un déluge pour éradiquer tous les vivants, on sait qu’il n’a pas réussi et que les visites angéliques durent se perpétuer. La preuve : le géant Goliath déjà cité vécut du temps de David, longtemps après le déluge.

Pourquoi ces anges seraient-ils déchus alors qu’ils sont de fidèles serviteurs ? Il est dans leur mission de propager ce que Jahvé estime être « le mal », le déchargeant ainsi de cette responsabilité, ce qui lui permet de sauvegarder son monopole de pure et infinie bonté…

Mais je romance alors que Coccia philosophe…

Du ciel à la terre

Le titre entier du livre est : Hiérarchie, la société des anges. Le mot, dérivé de hierós, « sacré » et de árkhô « régir », aurait d’abord décrit la société des anges. Les Pères de l’Église ont divisé la hiérarchie céleste en neuf chœurs. On distingue, par ordre d’importance, les séraphins, les chérubins et les trônes, puis les dominations, les vertus et les puissances, enfin les principautés, les archanges et les anges.

Chaque être angélique participe du divin en le représentant, plus ou moins selon son niveau dans la hiérarchie. Du dieu à l’humain, il y aurait ainsi une gradation du divin, Coccia y voit une démocratisation : Jahvé serait amené à partager son pouvoir, métamorphosant ainsi cette notion. Le pouvoir ne serait plus une qualité de l’être, mais indiquerait une position dans une hiérarchie. Le pouvoir serait un rapport avec plus puissant et moins puissant. On disposerait du pouvoir dû à son rang, il ne serait jamais acquis définitivement, il dépend de nos œuvres, non de notre être.  

La hiérarchie céleste a servi de modèle à la hiérarchie ecclésiastique. De l’évêque aux catéchumènes, on connaitrait un même étagement des pouvoirs. Elle aurait même présidé à l’organisation de nos sociétés : laquelle obéirait à « l’étrange sortilège qui pousse les individus à chercher, trouver et se distribuer des titres de divinité, de prestige, de distinction. Le social, cette obsession qui marque l’Europe, c’est avant tout cela : un projet collectif de déification du social qui a survécu à la fin des dieux ». 

Cette généalogie éclaire la symbolique de nos sociétés : nos fonctionnaires seraient donc des anges contemporains, dédivinisés, jouant le rôle d’intermédiaire entre le haut de l’État et le bas du peuple !

Mathias Lair

Emanuele Coccia, Hiérarchie, la société des anges, traduit de l’italien par Joel Gayraud, Rivages « Bibliothèque », novembre 2023, 272 pages, 19 euros

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