Shalimar le clown de Rushdie

Voici un roman choral où les personnages s’aiment en se haïssant, un roman mondial où l’Histoire joue de sa grande Hache, un conte où le réel devient fantastique, un roman total où les protagonistes sont agis par l’histoire qu’ils agissent… je dirai aussi : un roman envoûtant dont on sort à la fois meurtri et vivant…

Le temps de l’insouciance

En 1999, date de la première parution de ce livre en France chez Plon, Salman Rushdie avait quitté Joseph Anton, le pseudonyme derrière lequel il s’était dissimulé en Grande Bretagne, au temps où la fatwa lancée contre lui suite à la publication en 1988 de ses Versets sataniques était au summum de sa virulence. Désormais il flânait dans New York sans garde du corps, en toute tranquillité. « Pour être un bon romancier, il faut être engagé dans la vie », disait-il. « On ne peut pas écrire sous le signe de la défaite. Ma manière d’écrire, en tous cas, veut être une forme d’espoir : oui, le monde est sombre, violent, mais la langue doit vivre et faire vivre. Regardez les grandes tragédies grecques : elles ne dépriment pas, elles stimulent. »  La tragédie l’a rejoint en 2022, quand Hadi Matar, un libanais naturalisé états-unien, l’a poignardé. Bilan : quatre blessures dans la zone de l’estomac, trois blessures sur le côté droit de la partie avant de son cou, une blessure à l’œil droit, une blessure à la poitrine et une blessure à la cuisse droite. On trouvait déjà des scènes de ce type dans Shalimar le clown.

Un roman total

Ce roman est mondial : on suit le juif strasbourgeois Maximilien Ophuls dans sa résistance contre les nazis en 39-45, il deviendra ambassadeur des Etats-Unis, on le retrouve en Inde. Rushdie est né en Inde, à Bombay, dans une famille musulmane laïque, il a quitté l’Inde pour la Grande Bretagne à l’âge de treize ans.

La grande Hache fracture le Cachemire partagé entre l’Inde et le Pakistan. Il fut un temps où ce pays était celui de la douceur de vivre, les musulmans étaient un peu hindous, les hindous un peu musulmans, jusqu’à ce que les intégrismes polluent la politique.

Le roman est d’amour et de haine : Boonyi la danseuse quitte son village cachemiri, elle veut découvrir le monde. Elle abandonne son doux mari, Shalimar le clown, pour devenir la cocotte de Max Ophuls. Le livre s’ouvre avec le meurtre à New York de l’ambassadeur par un Shalimar devenu terroriste islamiste. On pourrait croire que le roman commence par son dénouement, se déployant ensuite au travers de flash-backs… une surprise attend le lecteur à la fin du roman. 

La grande mythologie hindoue n’a jamais quitté Rushdie. Pour les hindous, le réel est une illusion qu’il faut dépasser, Rushdie en fait un conte fantastique où le pire côtoie le meilleur. Pour lui, le réel est un conte qui traverse les espaces comme les époques.

Il a voulu, a-t-il dit, restituer un monde en train de disparaitre, un monde dont « nous ne sommes plus les protagonistes, seulement des agonisants » ; un monde dont « nous avons été fiers autrefois mais maintenant même cela nous a été enlevé ».

J’ai trouvé quelque part, pour qualifier les romans de Rushdie, cette belle formule : c’est une rencontre entre John Le Carré et Shéhérazade.

Mathias Lair

PS : On regrettera la beauté de la couverture du livre publié en anglais par First Edition, elle était si fidèle au texte ! 

Salman Rushdie, Shalimar le clown, traduction de Claro, Gallimard Folio, juin 2025, 592 pages, 10,50 euros

Laisser un commentaire