Emmanuel Kessler, Bergson, le penseur de l’imprévisible
À la fin des années soixante, il était interdit d’interdire. Il n’était donc pas à proprement parler interdit de citer Bergson dans une dissertation de philosophie, mais c’était, disons, très mal vu. Et quand un malheureux étudiant essayait de comprendre pourquoi, il avait droit de la la part du professeur à des réponses qui tournaient court assez vite. Oui, c’est vrai, il y avait chez Bergson des remarques très fines sur Kant, mais…
Mais ? Mais quoi ? Au moins deux choses sans doute. La première, c’est que, en cette période où l’inintelligibilité passait pour être une preuve d’intelligence — voyez simplement le volapuk qui avait alors cours dans Les Cahiers du cinéma —, Bergson avait le grave défaut d’être clair, compréhensible et accessible à tous. N’avait-il pas osé écrire : « Il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse s’exprimer dans la langue de tout le monde » ?
La seconde chose, c’est que peu de philosophes s’étaient autant attachés que lui à la question de la liberté, et de façon concrète, à la manière des anciens : il avait rappelé et expliqué, ne serait-ce que dans les toutes premières pages du Rire, que toute société réside sur un équilibre entre rigidité et souplesse. Et rigidité implique bien sûr des interdictions que 68 prétendait lever dans leur ensemble pour ne garder que la souplesse. Mais nous savons bien que la souplesse n’est pas extensible à l’infini : si l’on peut tolérer que quelqu’un arrive à un rendez-vous avec dix minutes de retard, on ne saurait faire preuve de la même compréhension si le retard est de trois heures. Tout consiste — et c’est là sans doute le plus difficile — à déterminer une limite.
Et c’est autour de cette notion de limite qu’est construit l’ouvrage d’Emmanuel Kessler intitulé Bergson, le penseur de l’imprévisible. Bergson, en cela continuateur de Lucrèce et de son clinamen — il avait d’ailleurs publié une édition annotée d’une section du De Natura rerum —, pensait qu’il existait des circonstances où la liberté existait, autrement dit qu’au moment où je parle, rien n’indique, rien ne détermine si je vais lever dans l’instant qui suit mon bras droit ou mon bras gauche — soit dit en passant, c’est l’un des sens qu’on peut donner à la fameuse formule de Rimbaud « Je est un autre ». Inversement, on ne saurait appliquer l’adjectif possible à ce qui n’est pas encore ; ne peut être défini comme possible que ce qui a effectivement eu lieu. Paradoxe ? Peut-être, mais marqué au coin du bons sens.
Bergson of interest
Kessler propose donc une biographie de Bergson qui entend être en même temps un exposé de sa philosophie. Rien de spécieux dans ce principe, dans la mesure où, répétons-le, Bergson était beaucoup plus proche du sapiens romain que du philosophos grec : chez lui, il n’y a de philosophie qu’appliquée. Passionnant à cet égard est le débat, étalé sur plusieurs épisodes, qui l’opposa à Einstein. Celui-ci, qui, comme on sait, posait que « Dieu ne joue pas aux dés », estimait que tout obéissait à des lois et donc que la liberté défendue par Bergson n’existait guère. Mais Bergson tint sa revanche quand arriva la physique quantique, qui révéla que l’arbitraire, l’imprévisible donc, avait sa place dans la nature. Soit dit en passant, il est un disciple de Bergson auquel on ne pense pas, mais auquel Kessler consacre un assez long développement – De Gaulle. Car n’y a-t-il pas un refus du déterminisme qui relève de la physique quantique dans une formule telle que « la France a perdu une bataille, mais elle n’a pas perdu la guerre » ?
La question de la limite trouve — est-il besoin de le préciser ? — une triste illustration dans l’actualité la plus actuelle, avec le développement des communautarismes, qui trouve sa condamnation dans les mots mêmes, puisque rien n’est plus « clivant », rien n’est moins commun que ce qui est communautaire.
Un défaut, peut-être, dans l’ouvrage de Kessler : celui-ci tient tellement à prouver que Bergson est présent parmi nous qu’il ponctue son texte de formules à la mode dont certaines sont déjà démodées : « l’effet waouh » ; « il est cinq heures, Paris s’éveille ». Mais il finit assez vite par être, sinon vaincu, du moins porté par son sujet même : ces coquetteries stylistiques se font de plus en plus rares au fil des pages, ce qui prouve, comme disait Bossuet, que la forme est le plus souvent, qu’on le veuille ou non, l’esclave du fond. Cela n’est pas sans rappeler ces metteurs en scène de théâtre des années quatre-vingt qui ne respectaient pas l’ordre chronologique des pièces qu’ils (dé)montaient, mais qui étaient bien forcés, in fine, de laisser la dernière scène, voire tout le dernier acte, là où l’auteur les avait mis. Il est des constructions qu’on ne peut déconstruire.
FAL
Emmanuel Kessler, Bergson, le penseur de l’imprévisible, éditions de l’Observatoire, Alpha, février 2024, 352 pages, 10 euros