Enfin libres ? Ce n’est pas certain…

La liberté on connait. On la veut, on sait ce que c’est, c’est contre. Contre les lois qui nous oppriment. On veut faire ce qu’on veut ! Tout ce qu’on veut ! C’est ça, la liberté… Ces propos caricaturent à peine l’idéologie du libre échange. Le laisser-faire en ces temps néolibéraux serait notre idéal… à condition que nous soyons plus libres que d’autres, bien entendu. Le Forum philo du journal Le Monde de 2022, co-organisé avec la ville du Mans, orchestré par Jean Birnbaum, a traité de cette question qui apparait, contrairement à notre sentiment premier, moins qu’évidente.

le libre arbitre est une illusion

Pour Francis Wolff, la liberté du citoyen est limitée par l’égale liberté politique et juridique des autres citoyens. On connait la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » … une formule qui, de ne pas être respectée, reste toujours révolutionnaire !

Pour Olivier Bournois, la liberté de pouvoir ce qu’on veut implique une volonté libre, que rien ne détermine. Hélas le libre arbitre est une illusion. L’auteur invoque donc un « désir qui naît de la raison » qui permettrait à l’humain de se libérer de ses contraintes. Voilà un joli credo rationaliste !

Pour Justine Lacroix il n’y a pas de liberté sans sûreté, qu’elle distingue de la sécurité. La Déclaration des droits de l’homme (qui est aussi une femme, si l’on peut dire…) et du citoyen.ne (sic) définit un « droit à la sûreté », c’est-à-dire à la sûreté des lois, puisqu’il s’agit de protéger l’humain contre l’arbitraire par des lois clairement définies, et respectées… donc pas de flash ball en plein dans l’œil !

Prendre congé de la liberté ?

Pour François Sureau, la sûreté est attaquée au nom de la sécurité. Suite à sa carrière de magistrat, il décrit « ces temps étranges où les libertés publiques ont été, terrorisme et pandémie aidant, réduites ou annulées sans que l’efficacité de l’État se trouve accrue ». Puisqu’on peut maintenir des gens en prison après qu’ils aient purgé leur peine, pour peu qu’on les juge dangereux ; on peut garder à vue un manifestant… qui n’a encore rien manifesté de répréhensible ; on a créé un droit politique de l’antiterrorisme aux infractions si généreusement définies qu’on pourrait « envoyer en prison, pour voir, le tiers à peu près des présents dans cette salle » dit François Sureau lors de son intervention qu’il a titrée : « Pour prendre congé de la liberté ». Quel avenir ce renoncement aux garanties fondamentales de l’État de droit qu’on appelle libertés publiques nous prépare-t-il? à le lire, on peut se demander si l’involution du droit ne fait pas le lit d’une extrême droite à venir au pouvoir…

Il décrit aussi une « société des idiosyncrasies » que l’on doit à la mentalité néolibérale, selon laquelle, l’individu étant roi, ses droits privés sont souverains : la liberté individuelle, ou communautaire, ne doit pas être brimée par les libertés publiques ! La première est solipsiste, dit-il, elle favorise la concurrence voire les conflits entre les droits des diverses identités, alors que les secondes sont collectives, elles visent à définir une liberté pour tous. Pourtant on utilise le même mot pour les deux, qui perd ainsi son sens premier, qui est politique. « C’est la folie des droits, en tous points opposée à la raison des libertés », dit-il. Pour Aristote, l’homme était un animal politique : serait-il en voie de disparition ?

Pas de sécurité sans liberté

C’est que nous avons fini par être convaincus qu’entre la liberté et la sécurité, il faut choisir ! Ce n’est pas l’avis du journaliste Jacques Follorou, qui a côtoyé plus d’un attentat, plus d’une guerre. Par liberté, il entend d’abord la liberté de débattre, qui est possible dans une démocratie ouverte, et non dans une démocratie restreinte comme la nôtre le devient. « La liberté de débattre, c’est la loi. La loi c’est la sécurité, car c’est le fruit de la confrontation des idées » Encore faut-il que l’état ne se soit pas approprié la réflexion sur la sécurité, déresponsabilisant ainsi les citoyens, et qu’il n’use pas du 49.3 sans modération…

Jacques Follorou estime trouver cette valeur démocratique de la liberté chez les Ukrainiens en guerre contre la Russie. Se défendant pour leur liberté, ils se battent pour eux-mêmes, au contraire des soldats russes. Pour contrecarrer leur avancée sur Kiev, ils ont su monter des armes anti-char sur des buggys tout-terrain, bricoler des drones conçus pour le loisir. Des citoyens inventent aujourd’hui des bottes protégeant des mines, des gilets pare-balle chauffants pour l’hiver… Cette créativité s’accompagne d’un moral exceptionnel. Pour Follorou, les démocraties sont fortes, plus fortes que les autocraties. Il conclut :

Les libertés ne sont pas un obstacle à la sécurité. L’atteinte au respect de la vie privée comme garant d’une meilleure protection est une vue de l’esprit.

Peut-on se réinventer ?

Sarah Chiche, psychanalyste, demande au nom de quoi nous devrions toute notre vie être cloué à une seule identité, une seule façon de vivre. Elle renvoie à une question qui se pose dans la cure : avons-nous la liberté de nous réinventer alors que nous découvrons au cours des séances en quoi notre histoire familiale, mais aussi sociale, et même biologique, nous déterminent. Et même ce projet de « devenir ce que l’on est », comme dit le philosophe, est un produit de l’histoire : la notion d’un sujet conscient, responsable et doué de raison est une création des temps modernes, renforcée ou déviée aujourd’hui (à la convenance du lecteur) par l’idéologie néolibérale du développement personnel (libre concurrence oblige !).

Pour le patient de la psychanalyse, faire l’inventaire de ses déterminismes est la condition pour ne plus y être assujetti, sachant que ce travail restera interminable… D’où le paradoxe : plus je reconnais mes assujettissements, plus je peux devenir un sujet libre. « Plus je deviens libre, plus je peux potentiellement en retour être assailli d’un sentiment d’autocontrainte psychique extrêmement fort », écrit Sarah Chiche. C’est dire que je ne peux pas me sentir souverainement libre, libre de tout faire en toute mégalomanie, et que je ne peux pas non plus me contenter de projeter ce qui me contraint sur un extérieur à combattre, en toute paranoïa.

Ceci n’est qu’un aperçu des quinze interventions recensées dans Enfin libres ?

Mathias Lair

Enfin libres ? Livre collectif sous la direction de Jean Birnbaum, textes de Serge Audier, Olivier Boulnois, Sarah Chiche, Jacques Follorou, Thierry Hoquet, Justine Lacroix, Johanna Lenne-Cornuez, Pierre Manent, Jean-Claude Monod, Nicolas Offenstadt, Sabrina Robert-Cuendet, François Sureau et Francis Wolff, un grand entretien avec Catherine Millet et Yasmina Reza, Gallimard, « Folio essais », octobre 2023, 272 pages, 8,10 euros

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