Entretien avec Emmanuel Jaffelin, auteur de Célébrations du bonheur

« Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit »

Je connaissais ce philosophe du bonheur, grâce à son ouvrage Éloge de la gentillesse, que je considérais comme un livre salvateur pour le début de ce nouveau siècle qui ne cesse de marteler l’idée de bienveillance, vidant le mot de son sens premier. Avec son nouvel ouvrage, j’ai trouvé un vrai philosophe, s’adressant à tous, comme le faisait autrefois Socrate, prêt à dialoguer avec le plus humble, comme le plus puissant. Nous avons réalisé un entretien, que je vous livre ici.

Marc Alpozzo : Emmanuel, je vais te tutoyer, parce qu’à la lecture de ton Manuel de sagesse, Célébrations du Bonheur, que ton éditeur nomme à tort il me semble, « Guide », tu reprends la seconde personne du singulier pour t’adresser au lecteur, comme le faisait Épicure, ou Socrate lorsqu’il s’adressait à un interlocuteur qu’il soit un ami ou un inconnu. La première personne du pluriel n’existant pas en grec ancien, il n’y avait aucune possibilité de vouvoiement, mais je pense que tu as peut-être une autre raison encore de t’adresser au lecteur par la forme du « tu », peux-tu nous éclairer sur le sujet ? Et par ailleurs, que veut dire pour toi célébrer le Bonheur ?

Emmanuel Jaffelin : Cher Marc, tu me marques par un tel tutoiement spontané. Mais rassure-toi, le tutoiement ne tue pas alors que le voussoiement nous noie. Je tutoie le lecteur car je pense que le fait de se plonger dans un livre par la lecture fonde un accouplement plus efficient du lecteur et de l’auteur que celui qui se plonge dans un lit avec un autre corps. Dit autrement, mon tutoiement n’est pas un harponnage du lecteur, mais une invitation à l’intimité intellectuelle sur fond de cosmos. En espérant que mon tutoiement te paraîtra plus cosmique que comique ! Et puis les écrits attribués à Épictète n’ont pas été son produit mais le fruit des notes d’un disciple[1]  qui adorait ses cours et épousait sa réflexion. A la différence de Socrate qui parlait fort sur la place publique d’Athènes, j’écris doucement, sur un ordinateur, un livre pouvant toucher le public en silence dans un premier temps, dans le bruit de mes conférences dans un second. La lecture de ce livre pourra « guider » le lecteur vers le Bonheur. A défaut de Guide, disons que ce livre est un au moins un « guidon » !

M.A. : Ton texte s’adresse à l’ami de la sagesse, à l’homme en quête de bonheur. Ce n’est pas un texte compliqué dans sa forme, mais il est très riche en explications et en analyses. Ta thèse me semble être celle-ci : n’ayez pas peur du bonheur, il sera un vampire nettement moins vorace en temps et en énergie que le malheur. Et tu ajoutes : soyez gentils, ce sera le premier pas dans le bonheur et vous gagnerez infiniment plus qu’à être méchants. Je note que tu te réfères à un mot aujourd’hui un peu désuet, la gentillesse[2], alors que le grand mot à la mode est à notre époque la « bienveillance ». Toi qui montres que « faire le mal pour être heureux » est une croyance bête du méchant, « aussi peu réaliste que de croire que l’eau produira le feu », que penses-tu de cette injonction contemporaine de bienveillance qui a envahi toutes les sphères de la société, éducation, politique, culture, etc. ?

E. J. : Cher Marc, je re-marque plusieurs questions dans celle-ci :

1- Le bonheur est-il moins vorace en temps et en énergie que le malheur ?

2- La gentillesse est-elle une marche ou un moyen d’accéder au Bonheur ?

3- Faut-il préférer la Bienveillance à la Gentillesse ?

Oui, à la première question ! Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit : il est donc le contraire d’un vampire en alimentant ton sang en globules et plasma plutôt qu’en te saignant !

Oui, à la seconde question : les méchants chutent en faisant chuter les autres. Il est donc logique que son opposé- le Gentil ou la Gentille – s’élève en élevant les autres par le petit service qui leur rend. Je n’hésite donc pas à dire que la Gentillesse constitue une propédeutique au BONHEUR, la méchanceté conduisant presque toujours ses acteurs au malheur ( voir la fin de Hitler ou de Khadafi).

Non, pour la troisième. Les raisons pour lesquelles notre société préfère la Bienveillance à la Gentillesse sont au moins au nombre de deux :

  • La première est lexicale et tient à l’ambiguïté (avant la parution de mes 4 livres sur la gentillesse) du terme gentil : venu du latin gentilis qui désigne le noble, le terme se dégrade et le proto-christianisme s’en empare pour désigner l’impie, c’est-à-dire le non-chrétien. Souviens-toi que Saint-Paul est connu comme l’apôtre des Gentils, ce qui ne signifie ni qu’il est gentil ni méchant, mais qu’il est le chrétien qui s’efforce à convertir les impies en chrétiens ! Gentillesse est synonyme de faiblesse en français, et les citoyens français préfèrent se faire qualifier de « sympathiques » plutôt que de « gentils » , synonyme issu du Grec antique, mais apparemment[3] plus positif. Une fois posé ce cadre lexical, il est donc aisé de comprendre que les genres préfèrent être dits « bienveillants » plutôt que « gentils ». Selon moi, ils confondent « Gentils » et « Gentillets[4] ».
  • La seconde raison de cette préférence tient au fait que la Bienveillance est une relation humaine verticale entre deux êtres humains. Le père est ainsi bienveillant pour son petit enfant, plus que l’inverse. En prison, le gardien peut se montrer bienveillant envers son détenu, non l’inverse, par exemple en acceptant de prolonger le temps d’une personne qui vient lui rendre visite. La Gentillesse, à l’inverse est une relation horizontale : un détenu peut se montrer gentil envers son gardien en l’aidant à rechercher ses lunettes qu’il a perdues car posées quelque part dans le couloir en servant le repas ou le courrier aux détenus. De même un salarié peut se montrer gentil envers un manager ou D.R.H qui lui demande de l’aider à faire quelque chose sur le lieu de travail mais sans rapport avec les compétences pour lesquelles ledit salarié est rémunéré. Il va de soi que les Entreprises, comme notre société, préfèrent la Bienveillance à la Gentillesse car elles sont paternalistes et préfèrent l’inégalité à l’égalité. En bref, la gentillesse est plus démocratique que la Bienveillance, mais elle suppose d’être le fruit d’une éducation, ce qui est loin d’être le cas.

M.A. : Ton livre se divise en trois chapitres : « Le Malheur », « L’Heur » et « Le Bonheur ». Comme s’il y avait une dialectique et que nous ne pouvions parvenir au Bonheur sans d’abord passer par les deux premiers termes. Si donc tu es stoïcien, tu es aussi hégélien. Ton Manuel, qui reprend la méthode de la Lettre à Ménécée d’Épicure, et du Manuel d’Épictète, utilise un très grand nombre d’exemple d’hommes et de femmes qui ont travaillé à leur bonheur, comme si l’étymologie du mot était en elle-même un leurre, et non l’Heur, et que le Bonheur n’était en réalité pas un hasard. Épictète dans l’Antiquité, Bill Sauvage durant la Seconde guerre mondiale, Sainte Thérèse au XIXe siècle, Stephen Hawking au XXe siècle ainsi qu’un journaliste un peu oublié aujourd’hui, Jean-Dominique Baudry, qui a écrit un livre remarquable, Le scaphandre et le papillon (1998). Or, ce que tu écris dans ce chapitre est pour moi très important, puisque tu montres que nos sociétés occidentales postmodernes sont des sociétés de la victimisation, que tu appelles « victimité », et qu’elles refusent de dépasser l’événement « pour faire de leur existence une énergie conduisant au Bonheur ». Ta thèse est la suivante : il faut passer de la « victimité » à la responsabilité. Qu’est-ce que cette tendance à la victimisation et aux pleurnicheries face aux événements nous dit sur nous-mêmes, et pourquoi d’après toi ce refus de se responsabiliser en recherchant le Bonheur plus que le Malheur gagne sur tout le reste ?

E.J. : En effet, l’exemple joue un rôle clé dans ma philosophie comme chez les philosophes antiques. Ce qui ne peut se prouver scientifiquement doit au moins être montré par des exemples qui ouvrent notre regard sur la réalité. Or, l’un des paradoxes de ce livre n’est pas son côté dialectique (et je ne défends pas du tout l’idée hégélienne de la négativité dialectique qui voit dans le négatif la voie du positif : je pense au contraire qu’il ne sert à rien de faire l’expérience du mal comme méchant pour être heureux), mais plutôt, dans une époque, où règne la croyance en la science, le citoyen se pense faiblement comme une victime potentielle de plein de maux pouvant lui arriver, ce qui lui fait abandonner son pouvoir de ré-pondre des événements qui lui arrivent. Cette société l’invite d’ailleurs à toujours chercher la cause de cet événement hors de sa responsabilité et de sa prévision. Cette idée de victimité est centrale dans notre société qui voit fleurir les assureurs qui nous dé-responsabilisent et nous infantilisent en prévoyant de nous offrir des dé-dommagements en cas d’avènement de ces événements (accidents, incendies, inondation, maladies etc.) Et, paradoxalement, un monde sur-assuré est plus malheureux qu’une société qui cultive la res-ponsabilité, donc l’anticipation et l’intelligence plutôt que la peur et le paiement pour la dissiper. Etre sûr de soi, ce n’est pas s’assurer, mais se rassurer soi-même ! Et c’est gratis !

M.A. : Grâce à trois grandes histoires d’amour (Roméo et Juliette, Colin et Chloé et Solal et Ariane[5]), tu définis l’Heur comme n’étant pas le Bonheur. Pour toi, l’amour sous la forme du coup de foudre n’est pas de l’amour mais un leurre, puisqu’en paraphrasant Romain Gary on pourrait dire que ça commence en s’envoyant des fleurs et que ça finit en s’envoyant des rasoirs (je cite de tête).  Pour toi, toute chance n’est pas bonheur, car toute chance se tourne un jour en mal chance, comme le coup de foudre tourne un jour en « coup de poudre ». Mais plutôt que de nous déprimer, toi le philosophe du bonheur, au contraire tu trouves un petit chemin, certes escarpé mais suffisamment large pour que l’on se fraye un passage : le don. Peux-tu expliquer aux lecteurs en quoi le don est un véritable acte d’amour qui conduit de l’Heur au bon-Heur (ce que n’est pas la passion de Roméo pour Juliette et inversement) ?

E.J. : Merci de reprendre ces trois exemples de coups de foudre, mais il faut noter que dans ce chapitre sur l’heur, mot qui vient du latin augurium qui désigne le présage, je mets en relation les coups de foudre et les gains au loto, l’amour et le jeu, pour ne pas dire l’amour comme un jeu et le jeu comme un amour : les deux sont liés pour ne pas être heureux parce qu’ils sont fondés sur un instant (gain au loto par chance, coupe de foudre en amour par pulsions inconscientes).

Quant au Don, donc, seul solide fondement de l’amour, il suppose que je ne suis pas vide et donc pas en manque, mais plein. Seuls ceux qui sont « vides » prennent, volent, capturent, enlèvent. Les prédateurs sont donc plus vides que les donateurs et je parle d’un vide plus psychique, intellectuel et moral que physique, économique et vital !

M.A. : Je vais peut-être terminer cet entretien par dire que la lecture de ton Manuel est un véritable Bon-Heur (si tu me permets) et je vais aussi en dévoiler la fin (je vais spoiler le sus-pense, pour reprendre une terminologie à la mode) en disant que le bonheur est moins une affaire de chance que de « construction », de méthode. Si tant de gens ont peur du bonheur c’est qu’ils ne savent pas que ce n’est pas une chance ni que c’est intimement lié aux événements, mais que le Bonheur est bien une construction à l’intérieur de soi et que cela demande d’abord une conversion intérieure, ainsi qu’un dépassement de nos peurs et de nos angoisses (ce dont tu parles dans ton ouvrage) ; cela demande que l’on mette un terme à la peur de l’accueil de l’inconnu en soi. Celui qui se met en quête du bonheur n’est pas un homme qui compte sur la chance, (ce qui le rendrait dépendant de l’événement et créerait tôt ou tard son mal-Heur) comme le joueur au Loto, mais plutôt un sage qui ne se préoccupe que de ce qui dépend de lui et ne se préoccupe pas de ce qui ne dépend pas de lui, selon la formule d’Épictète dans son Manuel[6]. Penses-tu que cette capacité à accueillir les événements sans chercher à leur imposer en vain sa volonté est une méthode suffisante pour garantir son bonheur, et pourquoi penses-tu que ce Bonheur-là n’est pas une illusion ?

E.J. : Je te remercie de cette terminaison bienheureuse et de ta trahison altruiste qui vaut Don et également mon par-don. Oui, le Bonheur doit être dégagé de cette manie sociale actuelle qui est bassement matérialiste. Il y a des gens jeunes, riches, en pleine forme et malheureux tandis que d’autres sont vieux, pauvres, gravement malades et très heureux.

La thèse d’Épictète est plus facile à comprendre qu’à pratiquer : accepter tout ce qui nous arrive, même ce que nous estimons négatif (maladie, accident, etc). Une telle pratique de cet accord avec le réel ou, hors écologie, de cette harmonie avec la nature[7] est le fondement de la sagesse stoïcienne qui mérite d’être développée vu ce que l’humanité s’apprête à voir dans les prochaines décennies ( Réchauffement, climatique, montée du niveau de la mer, etc. sans parler des volcans et des météorites…). Et rappeler que la thèse de ce livre est du stoïcisme est que : le Bonheur ne doit pas être un but de l’existence ; il ne peut être qu’un effet de la sagesse comme harmonie avec le cosmos, sagesse qu’il importe de se donner comme but. En espérant que Marc marquera des buts par cette interviou !

Heureusement tienne, lecteur !

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du Bonheur, Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux, Michel Lafon, septembre 2021, 175 pages, 12 euros


[1] -Arrien a recueilli les propos d’Épictète qui furent regroupés en plusieurs ouvrages (huit) dont il ne reste plus que deux : le Manuel et Les Entretiens, deux livres centrés sur la manière de conduire sa vie pour atteindre la sagesse. Vraiment un bon Arrien !

[2] Emmanuel Jaffelin a écrit un Éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2010 (Pocket, 2016), et un Petit éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2011 (J’ai lu, 2015). Puis Un Eloge de la Gentillesse en Entreprise (First Editions, 2015, en poche ; Osez la Gentillesse en Entreprise, Le Passeur éditeur, 2020) et, enfin, last but not least, un Cahier d’exercices de Gentillesse (Editions Jouvence,2016).

[3] – l’Étymologie nous renvoie en Grec antique à sym-patheia et donc à pathos : nous partageons la souffrance d’autrui en éprouvant pour lui de la sympathie. Sympathique est donc moins positif que le premier sens romain de gentil (à avoir « noble »), mais plus que le second qui est chrétien (l’impie)

[4] – Adjectif qui désigne une personne faible et se laissant mener par le bout du nez, s’avérant incapable dire « non ».

[5] Respectivement Roméo et Juliette de Shakespeare, L’écume des jours de Boris Vian, Belle du seigneur d’Albert Cohen.

[6] Incipit.

[7] – « Vivre conformément à la nature » est l’adage stoÏcien par excellence qui consiste à accepter le réel. En Grec ancien : homologoumenon te phusei.

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